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samedi 3 avril 2010

Alto mare di tristezza (Pleine mer de chagrin)




"Urt, sept heures, sur la promenade, en face de la boulangerie. Je suis allé sur la tombe de Roland. J'y ai déposé des roses roses que j'avais achetées à Orthez. Je ne crois pas, hélas, lui faire plaisir maintenant par ce geste, mais peut-être une ou deux fois, sait-on, vivant, a-t-il aimé l'idée qu'un lecteur, un étudiant, un ami, viendrait sur sa tombe, y porterait des fleurs. Je ne sais même pas quelles fleurs il aimait.
La tombe porte le nom de sa mère, Henriette Barthes, née Binger. Aucune autre inscription. (...) Du cimetière, par-dessus le mur, on aperçoit au midi quelques arbres dans les champs et une rangée de peupliers."


Renaud Camus Journal d'un voyage en France, P.O.L 1981


Le
Journal de deuil de Roland Barthes paraît ces jours-ci en Italie, sous le titre Dove lei non è (Là où elle n’est pas – on peut regretter au passage que l’on n’ait pas repris le titre français, plus sobre et plus exact). Je donne ici ma traduction de l’article écrit à cette occasion par Mario Fortunato (Il dolore di Barthes), et paru dans le numéro de L’Espresso daté du 31 mars 2010 :

"Dans les années de notre jeunesse, nous lisions ses Fragments d’un discours amoureux comme une Bible. Avec lui, nous découvrions la photographie (grâce à sa Chambre claire) et les simulacres trompeurs de la modernité (Mythologies). Barthes a été le dernier des maîtres à penser (en français dans le texte), philosophe et romancier presque malgré lui. Aujourd’hui, son éditeur italien Einaudi publie un texte qu’il a pensé et chéri, avant de disparaître brutalement en 1980, mais qu’il n’a pour ainsi dire jamais écrit : Dove lei non è (Là où elle n’est pas), édition établie par Nathalie Léger, admirable traduction de Valerio Magrelli.
En quel sens peut-on dire que Barthes n’a jamais écrit le livre que nous tenons entre nos mains ? Le 25 octobre 1977, la mère de Roland Barthes meurt. C’est une terrible épreuve, puisqu’elle représenta sans doute pour lui l’amour unique. Barthes commence à tenir un journal de son deuil, et cela pendant deux années : fatalité (ou peut-être pas), elles furent les dernières de sa vie. C’est aussi à ce moment-là qu’il écrit le texte sur la photographie, qui trouve en quelque sorte son origine dans ce deuil amoureux (quel est l’amoureux qui ne s’interroge pas sur l’impossible coïncidence entre le visage de l’aimé et son double photographique ?). Mais il n’a pas donné la forme d’un livre à ces ultimes fragments, parfois illuminés par l’éclair de la pure intelligence, parfois déchirants dans leur aspect pathétique et répétitif. Ils sont restés dans ses dossiers, peut-être considérés comme un matériau à remanier où à conserver simplement pour soi. Mais le livre est maintenant entre nos mains et, même avec une certaine impudeur, nous ne pouvons pas ne pas être reconnaissants de l’occasion qui nous est offerte de retrouver une fois encore le grain de la voix de ce maître adoré."




Quelques extraits :

4 novembre

Ce jour, vers 17 heures, tout est à peu près classé ; la solitude définitive est là, mate, n’ayant désormais d’autre terme que ma propre mort.
Boule dans la gorge. Mon désarroi s’active à faire une tasse de thé, un bout de lettre, à ranger un objet – comme si, chose horrible, je jouissais de l’appartement rangé, «à moi», mais cette jouissance colle à mon désespoir.
Tout ceci définit la déprise de tout travail.

4 novembre
Quest'oggi, verso le 17, tutto è più o meno classificato ; la solitudine definitiva è presente, opaco, senza ormai nessun altro termine che la mia propria morte.
Nodo in gola. Il mio sgomento si attiva preparando una tazza di té, abbozzando una lettera, sistemando un oggetto - come se, cosa orribile, godessi dell'appartamento sistemato, «tutto per me» ; ma questo godimento aderisce alla mia disperazione.
Tutto questo definisce il distacco da qualsiasi lavoro.

5 novembre
Après-midi triste. Brève course. Chez le pâtissier (futilité) j'achète un financier. Servant une cliente, la petite serveuse dit Voilà. C'était le mot que je disais en apportant quelque chose à maman quand je la soignais. Une fois, vers la fin, à demi inconsciente, elle répéta Voilà (Je suis là, mot que nous nous sommes dit l'un à l'autre toute la vie).
Ce mot de la serveuse me fait venir les larmes aux yeux. je pleure longtemps (rentré dans l'appartement insonore).
Ainsi puis-je cerner mon deuil.
Il n'est pas directement dans la solitude, l'empirique, etc. ; j'ai là une sorte d'aise, de maîtrise qui doit faire croire aux gens que j'ai moins de peine qu'ils n'auraient pensé. Il est là où se redéchire la relation d'amour, le «nous nous aimions». Point le plus brûlant au point le plus abstrait...

5 novembre
Pomeriggio triste. Breve giro di spese. In salsamenteria (futilità) compro una finanziera. Mentre serve una cliente, la piccola commessa dice : «Ecco qua!». Erano le parole che dicevo quando portavo qualcosa a mamma, mentre la curavo. Una volta, verso la fine, in uno stato di semi-incoscienza, lei mi fece eco ripetendo: «Ecco!» («Sono qui!», parole che ci siamo detti fra noi tutta la vita).
Queste parole della commessa mi fanno venire le lacrime agli occhi. Piango a lungo (tornato nell'appartamento insonorizzato).
Così posso circoscrivere il mio lutto.
Non lo si trova direttamente nella solitudine, nell'empirico, ecc.; c'è in tutto ciò una specie di agio, di padronanza che deve fare credere alla gente che io soffra meno di quanto non avrebbe pensato. Esso è piuttosto là dove torna a lacerarsi la relazione d'amore, il «noi ci amammo». Il punto più bruciante nel punto più astratto...





Paris 31 juillet 1978

J’habite mon chagrin et cela me rend heureux.
Tout m’est insupportable qui m’empêche d’habiter mon chagrin.

Parigi 31 luglio 1978
Abito la mia tristezza, e ciò mi rende felice.
Tutto ciò che mi impedisce di abitare la mia tristezza, mi è insopportabile.

Ma Morale
– Le courage de la discrétion
– Il est courageux de ne pas être courageux

La mia Morale
– Il coraggio della discrezione
– È coraggioso, non essere coraggiosi

4 novembre 1978
Ces notes de deuil se raréfient. Ensablement. Quoi, devenir inexorable, oubli ? («maladie» qui passe ?) Et pourtant...
Pleine mer de chagrin – quitté les rivages, rien en vue. L’écriture n’est plus possible.

4 novembre 1978
Queste note di lutto si rarefanno. Insabbiamento. Come ! inesorabile divenire, oblio ? («malattia» che passa ?) Eppure...
Alto mare di tristezza – lasciate le rive, nulla in vista. La scrittura non è più possibile.



Journal de deuil est paru aux éditions du Seuil en 2009.
La traduction italienne de Valerio Magrelli est parue aux éditions Einaudi.

4 commentaires:

  1. C'est moi qui vous remercie pour votre très beau travail sur votre blog que je visite toujours avec plaisir et pour toutes ces belles photographies !

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  2. Ce Journal de deuil est vraiment magnifique et, au-delà du plaisir (car malgré sa douleur le plaisir est bien là) que le lecteur éprouve devant cet ouvrage, il a, entre autres mérites, celui de poser, indirectement, je trouve, la question de la nature de la littérature.
    En effet, comment cette dernière se situe-t-elle par rapport à la vie ?
    Avec ce Journal-là, est-on toujours dans la littérature ?

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  3. Je pense que l'on est évidemment dans la littérature, puisqu'il s'agit ici d'"écrire" le deuil, de donner une forme (et un exutoire) au chagrin (c'est d'ailleurs quand ce dernier submerge tout qu'il n'y a plus d'écriture possible, comme le dit Barthes dans le fragment que je cite) ; toutefois, il ne s'agit pas d'une œuvre pleinement accomplie, mais plutôt d'une hypothèse d'œuvre, faite de notes et de fragments que l'auteur n'a pas souhaité publier en l'état. Je crois que la question du "statut" et de la "légitimité" de ce type de publication posthume est toujours délicat à établir : dans le cas de Barthes, c'est aussi vrai pour les fragments de "journal" publiés sous le titre "Incidents". Il n'en reste pas moins que ce "Journal de deuil" est très beau, et qu'il complète et enrichit considérablement la lecture des dernières œuvres "officielles" de Barthes : ses cours sur le neutre, et surtout "La Chambre claire", dont il est désormais difficile de le dissocier.

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