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dimanche 26 septembre 2010

Nannarella


Anna Magnani (Rome, 7 mars 1908 - Rome, 26 septembre 1973)




Carlo di Carlo a été assistant de Pier Paolo Pasolini sur le tournage de trois de ses films, Mamma Roma, La ricotta et La rabbia. Le texte que l'on va lire ici est un extrait de son carnet de tournage de Mamma Roma. Il a été publié en 1981 dans le numéro hors-série des Cahiers du cinéma consacré à Pasolini cinéaste.

Vendredi 13 avril [1962] On continue les intérieurs à Casal Bertone. Anna Magnani a changé d’humeur, maintenant elle est bien "rôdée" et peut s’entendre avec Tonino [Delli Colli, le chef opérateur], qui a trouvé de bons éclairages pour son nez, qu’elle appelle "mon sabre". Mais il y a toujours des problèmes avec Pier Paolo, parce qu’il insiste pour lui faire jouer les répliques une par une, plutôt qu’en continuité. Jamais une scène entière. Elle dit qu’ainsi elle "récite" et que ce n’est pas naturel, comme Pasolini le voudrait, en tournant de cette façon inhabituelle. La haine, la rage, les brusques changements d’humeur que prévoit le scénario, tout cela on ne peut pas l’extraire réplique par réplique. Mais Pasolini insiste. Ils continueront à discuter pendant des jours, Anna Magnani arrivera finalement à s’habituer et sera contente de travailler ainsi.




Jeudi 7 juin [1962] Je n’ai jamais demandé à Anna Magnani, jusqu’à présent, ce qu’elle pense de Mamma Roma et comment elle a connu Pasolini. C’est le moment de lui poser la question : on en est aux derniers jours de tournage et on a déjà vu tous les rushes, qui ont été montés quotidiennement par le vaillant Baragli. «Beaucoup de gens ont parlé du "retour" d’Anna Magnani – m’a-t-elle dit – il n’y a rien d’extraordinaire dans le fait d’accepter de jouer le rôle de Mamma Roma deux ans après mon dernier film. Je n’ai jamais tourné plus d’un film en deux ans, sinon je serais riche, et au contraire, je ne le suis pas. Je fais seulement les films qui m’intéressent, que je juge adaptés à moi. Et cela même si tout le monde continue à me proposer beaucoup de rôles. La rencontre avec Pier Paolo : j’étais à Venise pour Castellani, le soir de la première de Il Brigante. J’ai vu Accatone, et j’en suis sortie bouleversée. J’avais rencontré Pasolini par hasard, une fois, chez Elsa De Giorgi ; il m’avait dit qu’il pensait à une histoire qui est devenue celle de Mamma Roma. Il m’en a parlé et m’a proposé de jouer dans le film. Après la projection d’Accatone, au Palais du cinéma, ce fut la rencontre définitive. Un soir, en voiture, après avoir dîné, Pasolini m’a dit quel était le vrai visage de Mamma Roma. Ainsi est né le film. Au début, le rapport avec Pier Paolo a été difficile, mais la cordialité et l’amitié ont suivi aussitôt, comme il arrive entre gens intelligents et qui se comprennent. Je suis heureuse de travailler avec ces personnages extraordinaires, surtout parce que, si possible, je préfère travailler avec des non-acteurs.» Je lui pose une question embarrassante, mais finalement elle me répond : «J’ai beaucoup aimé les personnages de Rome, ville ouverte et de La Rose tatouée, mais si je ne me trompe pas, celui-ci est le rôle le plus important que j’aie interprété jusqu’à présent.»

A posteriori (et peut-être aussi à la lumière du cuisant échec commercial du film), le jugement de la Magnani sur Mamma Roma sera nettement plus nuancé, et même un peu amer, comme le note l’un de ses biographes, Giancarlo Governi (Nannarella, il romanzo di Anna Magnani, minimum fax Editore, 2008) : « Le film de Pasolini fut pour elle une déception, qui lui laissera un goût d’amertume. Cette collaboration pleine et totale qu’elle espérait n’avait finalement pas eu lieu. Pasolini s’était tout de suite montré méfiant vis-à-vis d’elle. Il a craint de se retrouver prisonnier de sa personnalité si affirmée. De plus, sa façon de tourner en fragmentant chaque scène n’a pas permis à Anna de s’exprimer pleinement. Après la sortie du film, elle dira : "J’attendais énormément de Pasolini, mais finalement lui aussi n’a fait que se servir de moi, il s’est contenté de m’utiliser !" »




La scène d'ouverture de Mamma Roma, avec la joute pendant le repas de noce à coups de stornelli romani...


Source de la vidéo
: Site YouTube

samedi 18 septembre 2010

Les champs d'Enna (Lettre à Amicie II)


"Rien ne vous presse... Pourquoi, avant de vous éloigner de ces rivages pour vous aventurer dans le cœur altérant de la Sicile, n'iriez-vous point jusqu'au modeste Lido di San Leone, et vous plonger en la mer africaine ? Elle a la même bleu que celui de l'œil de la plume du paon. – Toutefois, ne l'oubliez pas : vous avez une bonne centaine de kilomètres à parcourir, par une route tournante et montueuse, pour gagner avant la nuit l'altière Enna, où, l'Histoire quittée, la Fable vous attend."

Jean-Louis Vaudoyer Compagnon d'Italie





Deux puissantes divinités primitives, Demeter qui règne sur la terre et Hadès qui règne dessous, se disputèrent, aux âges mythiques du monde, ce pays. L’aspect farouchement désolé de l’espace immense qui s’offre à vous de la terrasse de votre hôtel (le bien nommé Belvédère) vous le dit éloquemment : c’est le dieu d’en dessous qui l’a emporté.
Sans quelques villes ramassées sur elles-mêmes aux sommets de pics qui semblent inabordables, vous pourriez croire être soudainement tombée dans un monde déshumanisé. Le sol, privé de toute végétation, a la couleur de la maladie et de la mort. Pourtant, cette région de l’île fut jadis «le grenier à blé de l’Italie». Du temps où la grande Demeter et sa fille Perséphone avaient à Enna leurs temples (rien n’en reste), la contrée n’était qu’un vaste jardin, entrecoupé de forêts, de lacs, de prairies : «les champs rendaient au centuple les semences qu’on y déposait.» Tout cela, selon la légende, disparut le jour où Hadès, épris de la petite Perséphone, surgit de la terre déchirée et, dans des tourbillons de flammes, ravit la fille à la mère, laquelle s’éloigna pour jamais de cette terre maudite, la laissant telle que vous la voyez, grise de cendre et jaune de soufre. Des zolfatares la perforent un peu partout, que les descendants des agriculteurs déméteriens exploitent en chantant les plus tristes chansons du monde.
Il fallait que je vous conduise ici pour que vous vous rendiez compte de visu que la Sicile n’est pas toujours et partout «le pays où fleurit l’oranger». La fable selon laquelle Perséphone règne tantôt sous la terre, tantôt dessus, est née d’une vérité. Lorsque l’épouse de Hadès s’évade des Enfers, les lieux de l’île où elle apparaît se revêtent des plus belles fleurs, des fruits les plus beaux. Ces grands morceaux de Paradis, vous les vîtes autour de Palerme et vous les reverrez, dès ce soir, autour de Syracuse.
Cependant, ne vous éloignez point de ce site dramatique sans l’avoir un peu exploré. Après les dieux, les hommes n’ont pas laissé ici, de siècle en siècle, des souvenirs de paix. On s’est furieusement battu autour et dans cette Enna qui passait pour inexpugnable. Elle fut phénicienne avant d’être grecque ; et, tout le long des guerres puniques, tantôt romaine, tantôt carthaginoise. Puis les Normands et les Arabes se la disputèrent âprement. Un émir vainqueur y rafla en une fois toutes les femmes de la région, et, à Bagdad, en peupla ses harems.




Aujourd’hui, Enna est une petite ville grave, fière de trôner juste au milieu de l’île (à mille mètres d’altitude) ; fière aussi de ses monuments, gothiques (églises, palais, citadelle). Elle possède un trésor de vases sacrés, un petit musée, une petite trattoria. Faites-vous-y servir une de ces savoureuses pizze alla siciliana ; non point plates et compactes comme les pizze alla napolitana, mais onctueuses, presque légères ; et, dans des flacons épais, un vin enflammé, couleur de roche, quelque peu madérisé.
Jean-Louis Vaudoyer Compagnon d'Italie, éditions Fayard, 1958

Images : en haut, Site Flickr
en bas, Bricke Dotnet (Site Flickr)

mercredi 8 septembre 2010

Qui n'est pas mort ? (Chi non è morto ?)



"Ora, a pochi minuti dal ritorno, si chiede se ha viaggiato per qualcosa."


Pier Vittorio Tondelli Biglietti agli amici






L’article d’Angelo Rinaldi que l’on va lire ici est paru en mars 1992 dans L’Express, à l’occasion de la sortie du dernier roman de Pier Vittorio Tondelli Chambres séparées (Seuil), publié en France quelques mois après la disparition de l’écrivain, mort du sida en décembre 1991, à l’âge de trente-six ans. J’aime beaucoup la première partie de cet article, dans laquelle Rinaldi raconte la promenade qu’il fit quelques années plus tôt à Paris en compagnie de Tondelli (on remarquera qu’il y est question de Prokosch, à qui Tondelli consacrera en 1990 un très beau texte, Viaggio a Grasse, que l'on peut lire dans le recueil Un weekend postmoderno, dont il n’existe pas, hélas, de traduction française). Cette chronique de Rinaldi, intitulée Mon frère, mon amour, n’a pas été reprise dans Service de presse, qui réunit un choix assez large des chroniques littéraires que Rinaldi a écrites pour L’Express de 1976 à 1998 (éditions Commentaire / Plon, 1999) ; je ne l’ai pour ma part jamais lue dans sa version originale et je ne connais d’elle que la traduction qu’en a faite Alberto Pezzotta dans le numéro spécial que la revue Panta a consacré en décembre 1992 à Tondelli. C’est donc ma traduction personnelle de cette version italienne que je propose ici. Ces détours sont sans doute un peu étranges, mais je suis heureux que cette chronique existe quelque part sur le Net, et que des lecteurs français qui se souviennent de Tondelli puissent peut-être tomber sur elle un jour au hasard de l'une de leurs recherches...



Mon frère, mon amour


Comme à chaque mois de mars, à Paris, le ciel de l’après-midi souriait de façon incertaine ; c’était en mars, il y a sept ans – nous traversions ensemble le jardin des Tuileries. Tondelli, dont le rire fusait du haut de son mètre quatre-vingt-deux, avait tenu à rencontrer ceux qui avaient remarqué la première traduction en français d’un de ses livres. Il commença avec une sorte de compatriote qui, en vérité, n’avait eu que la chance de connaître directement la version originale de Pao Pao, qui sonne comme un ciao-ciao sur le quai d’une gare ; Pao Pao, abréviation de Piquet Armé Ordinaire, était la chronique d’un service militaire, l’équivalent du Hussard bleu de Roger Nimier, sans le magistère académique, mais avec l’humanité en plus. Dans les environs du Jeu de Paume, malgré le froid, quelques solitaires étaient appuyés à la balustrade. Notre conversation tournait autour de poètes comme Auden et Penna, en passant par Christopher Isherwood, James Baldwin et quelques autres. Tondelli ignorait tout de Prokosch, le grand écrivain américain auteur de Voix dans la nuit qui, royalement ignoré aux Etats-Unis, vivait à Grasse. Vilain comme un Gary Cooper jeune, il avait d’un jour à l’autre jeté l’éponge ; proie pour proie, le séducteur, qui ne voulait pas devenir un vieux dandy, avait préféré s’adonner à la chasse aux papillons. Ce détail, qu’un ami m’avait confié, avait frappé l’Italien, qui s’était arrêté pour jeter un œil sur les sentinelles bleuies par le froid : «C’était vraiment un gentleman, murmura-t-il. Comment savoir quand il est temps de raccrocher ? On se roule un joint, d’accord?» Nous nous séparâmes plutôt euphoriques à la hauteur du pont Royal, que l’ancien grenadier du régiment d’Orvieto, composé de géants, traversa à toute vitesse. Dans la soirée, il était invité à une fête. On avait l’impression que les fêtes ne s’achevaient jamais dans la vie de ce Ganymède qui, dans son pays, avait débuté par une prouesse – un recueil de nouvelles [Altri libertini, en français : Les nouveaux libertins, Seuil 1987] interdit par la censure. Il faudrait sans doute rendre à cette dernière sa véritable fonction. Elle a été souvent plus prompte que la critique à repérer la nouveauté et le talent ; il est même arrivé qu’elle rende un grand service aux artistes, en les obligeant à redoubler d’intelligence pour lui échapper. Nous parlons bien sûr ici de la censure exercée au nom de la "morale "; la censure qui sévit actuellement, celle des listes de classement des meilleures ventes de livres, assassine en douceur, et on peut penser qu’elle procurera bientôt à la littérature la paix du Père-Lachaise.

La force dramatique de Chambres séparées vient de la litote et du sous-entendu sur l’essentiel, alors que l’anecdote est limpide. Leo, un Milanais au seuil de la trentaine – probablement un double de l’auteur – est en voyage, tandis qu’à Munich, accueilli à nouveau au sein de sa famille, meurt Thomas, un jeune homme de vingt-cinq ans qui avait pour lui quitté une femme. Le couple qu’ils formaient pendant les vacances, identique à tous les couples en proie à la double impossibilité de vivre ensemble ou séparément, était pour tous l’objet d’une grande fascination. «Ni lui ni Thomas n’avaient de manières efféminées. Aucun des deux ne cadrait avec les lieux communs de l’homosexualité. Rien de théâtral ou de voyant en eux, ils ne faisaient pas de tapage, n’étaient pas vulgaires» (p. 68 de l'édition française). Leo, qui est pourtant un maître des mots – c’est même son métier – se révèle incapable de trouver le terme exact pour désigner «celui qui pour lui ne fut ni un mari, ni une femme, ni un amant, ni un simple camarade» (p.42 de l'édition française). Si les mots manquent, la chose existe depuis longtemps, et c’est l’ambition de réaliser une unité fraternelle. En revisitant les lieux parcourus en compagnie de Thomas avant qu’il ne tombe malade, Leo cherche à ressusciter l’égalité et la fusion auxquelles ils étaient parvenus, de temps en temps, dans les moments de plénitude entre deux disputes. C’est le vieux rêve de l’âme sœur dans le corps d’un frère qu’il cherche à réaliser. Tondelli a-t-il eu au moins l'intuition de descendre en ligne directe du "pauvre Lélian"? Thomas est son Arthur, la nouvelle incarnation du jeune Lucien Létinois, dont la disparition prématurée conduisit Verlaine au bord du suicide : «Ah! frérot, est-ce enfin, là-haut, ton spectre fin / Qui m’appelle à grands bras ?...» . On retrouve même la sensibilité religieuse qui rapproche les deux artistes au moment où ils font le bilan d’une vie proche d’une conclusion qui n’inspire plus aucune frayeur. (On renonce à repérer la confession au sein de l’œuvre pour ne pas en diminuer la force, de la même façon que, par respect humain, on s’abstient de faire appel à la virtuosité). Leo se souvient de la maîtresse d’école qui lui enseignait le catéchisme ; il revoit la statue qu’il avait portée en procession avec ses camarades de classe par les rues d’un bourg envahi par le brouillard qui monte du fleuve. Au moment de la probable agonie de son alter ego, il confesse à un prêtre son propre désarroi, mais il ne comprend pas que le prêtre l’invite mécaniquement à la pénitence, comme si un cœur qui s’est donné pour toujours avait quelque chose à se faire pardonner. À Londres, en découvrant un Indien qui, vêtu de son uniforme d’employé de McDonald's, dort, mort d’épuisement, dans un réduit minable, il se demande si, grâce aux immigrés du tiers-monde attirés par l’Occident, on ne verra pas s’accomplir la promesse du Christ, selon laquelle la terre appartiendra aux plus pauvres.

Il serait vain de chercher ici ce qui est superflu dans la phrase : chaque mot semble avoir été écrit par un homme qui sentait sur sa tempe le froid du canon d’un pistolet. Aucune erreur ne lui était permise : il ne pouvait qu’écrire le premier chef-d’œuvre sur un thème qui, jusqu’alors, inspirait surtout des récits de type thérapeutique ; il fallait qu’il dépasse la singularité d’une situation pour lui permettre de rejoindre la tragédie universelle de l’amour. La voix du poète est comme la basse continue d’un chantre pendant un lancinant office des Ténèbres. Quand nous en sortons, nous sommes éblouis par la lumière sur le parvis, et une question nous vient aux lèvres : Auden, Isherwood, Penna, Capote, Prokosch, Tondelli, qui n’est pas mort ?






Centro di Documentazione Pier Vittorio Tondelli

Image (en haut) : Correggio, grazie a Alessio Cuccu (Site Flickr)

mercredi 1 septembre 2010

Mireille, comme l'éclair...




Un extrait du chant X de Mirèio (Mireille), de Frédéric Mistral. Mireille s'est enfuie de chez elle pour implorer les Saintes-Maries-de-la-Mer d'infléchir la décision de son père qui refuse de la voir mariée au vannier Vincent, ce qui équivaut pour lui à une inacceptable mésalliance. Elle traverse la Camargue écrasée de soleil et est frappée d'insolation sur les rives de l'étang de Vaccarès... Je cite d'abord le texte original en provençal, puis la traduction française de Mistral et enfin la traduction italienne de Diego Valeri (Unione Tipografico Editrice Torinese, 1930).


Souto li fiò que Jun escampo,
Mirèio lampo, e lampo, e lampo !
De soulèu en soulèu e d'auro en auro, vèi
Un plan-païs inmènse : d'erme
Que n'an à l'iue ni fin ni terme ;
De liuen en liuen e pèr tout germe,
De ràri tamarisso... e la mar que parèi...

De saladello, de counsòudo,
D'engano, de fraumo, de sòudo
Amàri pradarié di campèstre marin,
Ounte barrulon li brau negre
E li cavalot blanc : alegre,
Podon aqui libramen segre
Lou ventihoun de mar tout fres de pouverin.

La bluio capo souleianto
S'espandissié, founso, brihanto,
Courounant la palun de soun vaste countour ;
Dins la liunchour qu'alin clarejo
De-fes un gabian voulastrejo ;
De-fes un aucelas oumbrejo,
Ermito cambaru dis estang d'alentour.

Es un cambet qu'a li pèd rouge,
O 'n galejoun qu'espincho, aurouge,
E drèisso fieramen soun noble capelut,
Fa de tres lòngui plumo blanco...
La caud deja pamens assanco :
Pèr s'alóugeri de sis anco
La chatouno desfai li bout de soun fichu.

E la calour, sèmpre mai vivo,
Sèmpre que mai se recalivo ;
E dóu soulèu que mounto à l'afrèst dóu cèu-sin,
Dóu souleias li rai e l'uscle
Plovon à jabo coume un ruscle :
Sèmblo un lioun que, dins soun ruscle,
Devouris dóu regard li desert abissin !

Souto un fau, que farié bon jaire !
Lou blound dardai beluguejaire
Fai parèisse d'eissame, e d'eissame feroun,
D'eissame de guèspo, que volon,
Mounton, davalon, e tremolon
Coume de lamo que s'amolon,
La roumiéuvo d'amour que lou lassige roump

E que la caumo desaleno,
De soun èso redouno e pleno
A leva l'espingolo ; e soun sen, bouleguiéu
Coume dos oundo bessouneto
Dins une lindo fountaneto,
Sèmblo d'aquéli campaneto
Qu'en ribo de la mar blanquejon dins l'estiéu.

Mai, pau-à-pau davans sa visto
Lou terradou se desentristo ;
E veici pau-à-pau qu'aperalin se mòu
E trelusis un grand clar d'aigo :
Li daladèr, li bourtoulaigo,
Autour de l'erme que s'enaigo
Grandisson, e se fan un capèu d'oumbro mòu.

Ero uno visto celestino,
Un fres pantai de Palestino !
De-long de l'aigo bluio une vilo lèu-lèu
Alin s'aubouro, emé si lisso,
Soun bàrri fort que l'empalisso,
Si font, si glèiso, si téulisso,
Si clouchié loungaru que crèisson au soulèu.

De bastimen e de pinello,
Emé si velo blanquinello
Intravon dins la darso ; e lou vènt, qu'èro dous,
Fasié jouga sus li poumeto
Li bandeiroun e li flameto.
Mirèio, emé sa man primeto
Eissuguè de soun front li degout aboundous ;

E de vèire tal espetacle,
Cujè, moun Diéu ! crida miracle !
E de courre, e de courre, en cresènt qu'èro aqui
La toumbo santo di Marìo.
Mai au mai cour, au-mai varìo
La ressemblanço que l'esbriho,
Au-mai lou clar tablèu de liuen se fai segui.

Obro vano, sutilo, alado,
Lou Fantasti l'avié fielado
Em' un rai de soulèu, tencho emé li coulour
Di nivoulun : sa tramo feblo
Finis pèr tremoula, vèn treblo,
E s'esvalis coume uno nèblo,
Mirèio rèsto soulo e nèco, à la calour.

E zóu li camello de sablo,
Brulanto, mouvènto, ahissablo !
E zóu la grand sansouiro, e sa crousto de sau
Que lou soulèu boufigo e lustro,
E que cracino, e qu'escalustro !
E zóu li plantasso palustro,
Li canèu, li triangle, estage di mouissau !

Emé Vincèn dins la pensado,
Pamens, dempièi lòngui passado,
Ribejavo toujour l'esmarra Vacarés ;
Deja, deja di gràndi Santo
Vesié la glèiso roussejanto,
Dins la mar liuencho e flouquejanto
Crèisse, coume un veissèu que poujo au ribeirés.

De l'implacablo souleiado
Tout-en-un-cop l'escandihado
Ié tanco dins lou front si dardaioun : ve-la,
O pecaireto ! que s'arreno,
E que, long de la mar sereno,
Toumbo, ensucado, sus l'areno...
O Crau, as toumba flour ! o jouvènt, plouras-la !...






Traduction française :



Sous les feux que juin verse,
Comme l’éclair, Mireille court, et court, et court !
De
soleil en soleil et de vent en vent, elle voit
Une plaine immense : des savanes
Qui n’ont à
l'œil ni fin ni terme ;
De loin en loin, et pour toute végétation,
De rares tamaris ... et la
mer qui paraît...

Des tamaris, des prêles,
Des salicornes, des arroches, des soudes,
Amères prairies des
plages marines,
Où errent les taureaux noirs
Et les chevaux blancs : joyeux,
Ils peuvent là
librement suivre
La brise de mer tout imprégnée d’embrun.


La voûte bleue où plane le soleil
S’épanouissait , profonde , brillante,
Couronnant
les marais de son vaste contour ;
Dans le lointain clair
Parfois un goéland vole ;
Parfois un grand oiseau projette son ombre,
Ermite aux longues jambes des étangs d’alentour.


C’est un chevalier aux pieds rouges ;
Ou un bihoreau qui regarde, farouche,
Et dresse
fièrement sa noble aigrette,
Faite de trois longues plumes blanches...
Déjà cependant la
chaleur énerve :
Pour s’alléger, de ses hanches
La jeune fille dégage les bouts de son
fichu.

Et la chaleur, de plus en plus vive,
De plus en plus devient ardente ;
Et du soleil qui
monte au zénith du ciel pur,
Du grand soleil les rayons et le hâle
Pleuvent à verse comme
une giboulée :
Tel un lion, dans la faim qui le tourmente,
Dévore du regard les déserts
abyssins!

Sous un hêtre, qu’il ferait bon s’étendre!
Le blond rayonnement du soleil qui
scintille
Simule des essaims, des essaims furieux,
Essaims de guêpes, qui volent,

Montent, descendent et tremblotent
Comme des lames qui s’aiguisent.
La pèlerine
d’amour que la lassitude brise

Et que la chaleur essouffle,
De sa casaque ronde et pleine
A ôté l’épingle ; et son sein
agité
Comme deux ondes jumelles
Dans une limpide fontaine,
Ressemble à ces
campanules
Qui, au rivage de la mer, étalent en été leur blancheur.


Mais peu à peu devant sa vue
Le pays perd sa tristesse ;
Et voici peu à peu qu’au loin
se meut
Et resplendit un grand lac d’eau :
Les phillyreas, les pourpiers,
Autour de la lande
qui se liquéfie,
Grandissent, et se font un mol chapeau d’ombre.


C’était une vue céleste,
Un rêve frais de Terre-Promise !
Le long de l’eau bleue, une
ville bientôt
Au loin s’élève, avec ses boulevards,
Sa muraille forte qui la ceint,
Ses
fontaines, ses églises, ses toitures,
Ses clochers allongés qui croissent au soleil.


Des bâtiments et des pinelles,
Avec leurs voiles blanches,
Entraient dans la darse ; et le
vent, qui était doux,
Faisait jouer sur les pommettes
Les banderoles et les flammes.

Mireille, avec sa main légère,
Essuya de son front les gouttes abondantes ;


Et à pareille vue
Elle pensa, mon Dieu ! crier miracle !
Et de courir, et de courir,
croyant que là était
La tombe sainte des Maries.
Mais plus elle court, plus change

L’illusion qui l’éblouit,
Et plus le clair tableau s’éloigne et se fait suivre.


Œuvre vaine, subtile, ailée,
Le Fantastique l’avait filée
Avec un rayon de soleil, teinte
avec les couleurs
Des nuages : sa trame faible
Finit par trembler, devient trouble,
Et se
dissipe comme un brouillard.
Mireille reste seule et ébahie, à la chaleur...


Et en avant dans les monceaux de sable,
Brûlants, mouvants, odieux !
Et en avant dans
la grande sansouire, à la croûte de sel
Que le soleil boursoufle et lustre,
Et qui craque, et
éblouit !
Et en avant dans les hautes herbes paludéennes,
Les roseaux, les souchets, asile
des cousins !

Avec Vincent dans la pensée,
Cependant, depuis longtemps
Elle côtoyait toujours la plage
reculée du Vaccarès;
Déjà, déjà des grandes Saintes
Elle voyait l’église blonde,

Dans la mer lointaine et clapoteuse,
Croître, comme un vaisseau qui cingle vers le rivage.


De l’implacable soleil
Tout à coup la brûlante échappée
Lui lance dans le front ses
aiguillons : la voilà,
Infortunée! qui s’affaisse,
Et qui, le long de la mer sereine,
Tombe,
frappée à mort, sur le sable.
Ô Crau, ta fleur est tombée!... ô jeunes hommes, pleurez-la !...






Traduction italienne :


Sotto i fuochi che Giugno versa,
Mirella corre e corre e corre !
Di qua di là, di sù di giù vede
Una pianura immensa : delle brughiere
Che non hanno fine nè termine all’occhio ;
Di tratto in tratto, sola verdura,
Qualche rara tamerice... e il mar che s’intravede laggiù.

Salatelle, setoni,
Salicornie, spinaccioni, sode :
Amari pascoli delle spiagge marine,
Dove errano negri tori
E cavalli bianchi ;
Là posssono, essi, allegri e liberi, inseguire
La brezza di mare, tutta fresca di un salso polverio.

Sopra, si apriva l’azzurra cappa,
Piena di sole, profonda, brillante,
Coronando le paludi col suo vasto contorno.
Nelle lontananze luminose
Svolazza ad ora ad ora un gabbiano,
O un grande uccello getta la sua ombra,
Eremita gambuto degli stagni.

É un gambetto dai piedi rossi,
O un airone che volge attorno lo sguardo selvaggio,
E drizza fieramente il suo nobile pennacchio
Di tre lunghe piume bianche...
Il caldo cresce, spossante ;
Per alleggerirsi, la fanciulla disfà
Le cocche del fisciù annodate su l’anche.

Il caldo è sempre più forte,
Sempre più ardente ;
I raggi e le vampe del sole,
Che monta alla vetta del cielo,
Si rovesciano giù a torrenti come uno scroscio di tempesta :
Pare, il sole, un leone affamato
Che divori con lo sguardo i deserti abissini.

Bello sarebbe stendersi sotto un faggio !
Lo scintillìo d’oro dei raggi
simula degli sciami, sciami furiosi,
sciami di vespe che volano,
salgono, scendono, tremuli balenano
come lame affilate.
La pellegrina d’amore, rotta dalla stanchezza,

Affannata dal caldo,
Ha tolto la spilla dal suo corpetto
Rotondo e pieno ;
E i suoi seni, agitati
Come due onde gemelle
D’una limpida fontana,
Biancheggiano come campanule marine.

Ma a poco a poco davanti ai suoi occhi
Il paese si fa meno triste ;
Ed ecco, a poco a poco, agitarsi e tralucere laggiù
Un grande chiaro lago :
Gelsomini e portulache
Crescono alti dove la landa si perde nell’acqua,
Facendo dei molli cappelli d’ombra.

Era una visione celestiale,
Un fresco sogno di Palestina !
E tosto si vede, lungo l’acqua azzurra,
Sorgere una città lontana, con le sue vie,
Col forte bastione che la circonda,
Con le fontane, le chiese, i tetti,
I lunghi campanili che si drizzano nel sole.

Bastimenti e peote,
Spiegate le vele bianche,
Entravano nella darsena ; e il vento, ch’era dolce,
Faceva sventolare su le alberature
Le bandierine e le fiamme...
Mirella, con la mano lieve,
S’asciugò il sudore stillante dalla fronte ;

E a tal vista,
Mio Dio, pensò di gridare al miracolo !
E corri e corri, credendo di trovar là
La tomba santa delle Marie.
Ma più ella corre, più si muta
La visione abbagliante,
Il miraggio luminoso più s’allontana e sfugge.

Opera vana, sottile, alata,
Che lo Spirito fantastico avea tessuto
Con un raggio di sole, e tinto coi colori
Delle nuvole : la sua debole trama
Finisce a tremolare, confondersi
E svanire come una nebbia.
Mirella resta, sola e sbigottita, nel gran caldo.

E avanti su le odiose dune di sabbia,
Cedevoli e brucianti !
Avanti su la terra incrostata di sale
Che il sole gonfia e lustra,
Scricchiolante, accecante !
Avanti tra le alte pinate palustri,
Tra le canne ed i giunchi, popolati di zanzare.

Ma intanto, sempre col pensiero a Vincenzo,
Ella veniva costeggiando
Il remoto Vaccarès ;
E già scorgeva rosseggiare
La chiesa delle gran Sante,
E levarsi sempre più alta sul mar lontano e mosso,
Come un vascello che poggia alla riva.

E d’improvviso
La vampa dell’implacabile sole
La ferisce in fronte delle sue punte :
Eccola, poverina, che si piega su se stessa,
E cade, colpita a morte,
Lungo il mare sereno, sul sabbione...
O Crau, il tuo fiore è caduto ! Piangetela, voi, giovani !...

Pour le texte en provençal et en français, l'édition que je cite est celle des Cahiers Rouges, Grasset, 2004.

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