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samedi 19 janvier 2013

Notre absence




Puisque nous sommes toujours plus étrangers à la terre, puisqu’elle se passe chaque jour plus tranquillement de nous, puisqu’elle ne daigne même pas s’apercevoir que nous avons un instant, dix ans, trois siècles tourné les yeux, détourné nos pas, infléchi le cours de nos pensées, de nos rêveries, ne devrions-nous pas creuser sans cesse plus avant notre absence, qui semble notre lien le plus sûr à ses nuits, ses plages, ses villes, ses visages, ses Estrémadures et ses Arcadies ? Le désir des corps, l’espérance chronophage, surtout, d’en recueillir encore un peu pour le nôtre, ces veilles, ces aguets, ces poursuites, ces «beaux promenoirs», ces complaisances arrachées, c’était encore une prétention, délicieusement décevante, à la présence ; tandis que n’attendre plus rien, ne promener par le monde qu’une disponibilité souriante, un amusement désarmé, une curiosité jamais lasse, mais détachée, sans volonté d’emprise, quelle liberté nous en échoit ! Quel empire en héritage, et sa banlieue (que nous avions trop négligée) !

Fontaines de Montluçon, de Bâle, de Casalpusterlengo ! Écluses, canaux noirs, bitumes, entrepôts d’assassins caressants ! Flaques trois fois relapses entre les pavés luisants du port d’Anvers, de Zagreb, de Bilbao ! Pensions de famille de Cortone, beds and breakfasts des Carpates, matins blafards sur Montmédy, sur Monthermé, sur Montlhéry ! Cinémas de Bari, jardinets de Vesoul, boulevards de l’Hôpital ! Ô rendez-vous des camionneurs, et vous, aires de repos des autoroutes, en Vénétie Julienne, en Bretagne, au León ! Rues de la Santé, salpêtrières de l’âme ! Dimanches de plein été dans les squares du quinzième arrondissement, me voici, je n’ai plus peur, je suis prêt ! Tremblez plutôt vous-mêmes, quinze-août des grandes capitales, fins d’après-midi d’hiver aux Sables-d’Olonne, beaux novembres bas d’Hagondange, de Stoke-on-Trent, d’Oviedo ! De quel fol amour votre indifférence affectée ni vos sournoises coquetteries vont-elles pas se prendre pour moi, qui ne leur demanderai plus rien ! C’était si simple : je règne, le soir tombe. Il suffisait de ne plus y penser...

Renaud Camus L'Elégie de Chamalières éditions P.O.L, 1991






Les deux photographies sont de Renaud Camus (Site Flickr)



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