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lundi 2 mars 2015

Pise, la boudeuse




Agliano toujours, mercredi 11 août, midi. [...] Lundi soir nous fûmes à Pietrasanta, où la sculpture joue depuis des siècles un rôle considérable, non loin des carrières de Carrara. Sur la place principale se dressaient une vingtaine de sculptures de Folon. Je me suis intéressé davantage à une statue de Léopold de Toscane, l'ultime grand-duc, si je ne me trompe – un prince dont l'effigie n'est pas fréquente.

Madeleine proposait que nous prenions un verre sur cette place, qui n'est pas laide ; mais j'ai suggéré que nous roulions jusqu'à Pise, qui me semblait d'un tout autre intérêt pour Pierre, dont c'est le premier voyage en Italie.

Là-bas, malheureusement, la cathédrale était de pied en cap revêtue d'échafaudages, et la moitié du baptistère aussi. Les autorités veulent que ces monuments se présentent sous leur meilleur jour l'année prochaine, pour le jubilé. C'était la première fois que je voyais la tour penchée protégée de la chute par d'énormes câbles. Un vilain grillage, d'autre part, barrait à hauteur d'oeil, de l'avenue qui le longe, la totalité de l'ensemble monumental, sur sa pelouse. Et bien qu'il fût alors près de huit heures du soir, il y avait encore un monde fou, une foule bigarrée de touristes d'été. Bref, c'était un peu décevant.

Ce qui ne l'est pas, en revanche, c'est la place des Chevaliers, et surtout les quais de l'Arno, que nous avons longés dans la nuit qui venait. Ou peut-être sont-ils la déception même, au contraire – mais une déception faite grandeur et sagesse, art de vivre et beauté.

Le fleuve est si plat, à Pise, son cours est si lent, qu'on croirait toujours ces photographies du dix-neuvième siècle où les rivières ont l'air de parquets vernis, dans l'attente de bals improbables. Toutefois, l'humeur de Pise n'est pas au bal. Elle se tourne le dos à elle-même. On voit bien qu'elle n'aime pas ce qu'elle est devenue. Elle boude, comme lord Byron dans son palais, que signale une plaque que j'allai saluer en courant : c'est là qu'il écrivit six chants de son Don Juan, de l'automne 1821 à l'été 1822.

Dans une curieuse église octogonale, sur l'autre rive, Marie Mancini dort son dernier sommeil. Devenue princesse Colonna elle est morte à Pise en 1715, la même année que Louis XIV. Depuis longtemps sa vie n'était qu'errance, apparemment, et la misère même la guettait.

Après un agréable dîner au pied d'une tour, à l'enseigne du Campano (c'était la cloche qui appelait les étudiants à l'étude), nous avons découvert, dans la lumière des phares, et de nouveau sur la rive gauche, une merveilleuse église de style romano-pisan, étroite et blanche, si vieille qu'elle passe pour l'ancienne cathédrale, si j'en crois le Guide bleu, a posteriori consulté. C'est aussi lui qui me renseigne sur Marie Mancini. Mais pour aimer à Pise les quais de l'Arno la nuit, je n'ai besoin de personne.

Renaud Camus Retour à Canossa, Journal 1999 éditions Fayard, 2002






Images : en haut, Orlando (Site Flickr)

en bas, Site Flickr

1 commentaire:

  1. Étrange texte où j'ai du mal à reconnaître la plume de Renaud Camus. Il est ici comme empêché, divisé, dans un effort pour retrouver ce qu'il a aimé, ce qu'il aurait pu aimer. Il se prend les pieds dans les échafaudages de ses mots qui se cassent, effrités par un regard qui ne voit plus.
    Un autre condottière semble avoir souffert dans la traversée de cette ville (André Suarès). Ainsi dans le chapitre "Sapienza" peut-on lire ces lignes désabusées :
    "sous le soleil d'août à midi, ou sous la pluie d'automne, les quais immenses de Pise invitent à la songerie. La pluie est chez elle sur l'Arno, sur le limon jaune un limon gris ; le fleuve roule une dense amertume : il a du fiel ; peut-être, il se souvient, désespoir des eaux qui s'écoulent ; il tend un miroir huileux aux arcades des ponts et aux façades bilieuses de la rive. J'oublie tous les passants que j'y ai vus ; il me semble y avoir toujours été seul. [...] les yeux baissés et l'âme bondissante, on fait les cent pas, on les refait mille fois le long du flot qui murmure en courant à sa fin.[...] Étrange misère de l'espoir : la véritable espérance ne dépend pas de nous ; la vie n'a pas besoin d'espérer : elle tient, elle est sûre. La réalité de l'espoir nous vient des autres et de l'objet, la menteuse. Ce sont eux qui nous fuient [...]. Les parapets sont bas sur le fleuve jaune : ils sont à merveille pour jeter les gens par-dessus bord ; mais ils ne sont jamais là : de quoi se plaint le courant hargneux, avec son clapotis de petite houle. Pise, ville qui sent le vide..."

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