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dimanche 30 octobre 2011

Le Magnificat de l'art




En même temps que Piero della Francesca, Lieu clair, Jean-Paul Marcheschi publie, dans la même collection Notes d'un peintre, un autre très bel ouvrage consacré à Pontormo, Rosso et Greco, La déposition des corps. Je cite ici un extrait de cet ouvrage, sur la Visitation de Pontormo, à l'église San Michele de Carmignano :

«C'est dans les morgues, ou comme le fit le Pontormo, en immergeant des corps morts, en nous entraînant dans ces contrées lugubres de la tuméfaction et de la maladie, que les peintres font reculer les frontières de l'abjection. Bien sûr, il y a la puanteur, immense obstacle à franchir. Mais toujours ils travaillent sur des marges dangereuses. Hormis le Rosso et le Pontormo, aucun des peintres du maniérisme ne se plia à la redoutable épreuve. Les Salviati, les del Conte, les Macchietti ne firent qu'un art décoratif, une pittura colta, peinture maniérée justement. À l'inverse, ce que nos deux Florentins donnent à voir dans leurs tableaux, c'est le sang, l'inquiétude et l'ambroisie, les moissons, les couleurs fauves, les poissons mêlés aux moisissures, le ciel, la sueur, les mictions, le coït, toutes choses puisées aux anfractuosités humides du corps. 

C'est de là, de ce terreau, que le Pontormo fait naître ses créatures étranges, ses corps-fleurs aux visages blêmes, ses hermaphrodites à la chair de cire. Et les filaments bleutés qu'il en extrait, les violets, leurs ors et leurs éclats, s'il en observe les altérations, c'est pour les rendre ensuite au firmament de l'art. Ce sont ces feux qui enflent les voiles de Marie et ceux d'Elisabeth dans l'oeuvre de Carmignano, et s'élèvent jusqu'à la polychromie dans ce Magnificat splendide de l'art qu'est la Visitation. Ici, la peinture renonce à illustrer. La filiation masaccienne, celle qui gouverne encore Michel-Ange, se perd, et ce qui restait en elle de naturalisme, dans les couleurs notamment, est dissous. L'image semble être entièrement passée de l'autre côté du miroir, jusqu'à perdre le sujet, jusqu'à sa pulvérisation, jusqu'à l'irréel. Ce n'est même plus l'air ou le nuage qui servent de modèle, comme ce fut le cas dans la Déposition de Florence, mais la couleur et le rythme mis en musique. Et tout le visuel bascule dans le chant. On songe au dernier Bach, aux compositeurs viennois du vingtième siècle, à Schönberg, à Berg surtout, mais aussi aux Improvisations d'un Kandisky (ca 1910), ou aux abstractions d'un Rothko en leur dématérialisation sacrée et leur réfutation radicale de l'image.




Chez le Pontormo, aucun contact ne s'établit entre les corps. S'ils s'approchent et s'effleurent, jamais ils ne se touchent. Son art est un Noli me tangere qui se généralise. Dans ce "ne me touche pas" où il faut comprendre son contraire, s'entend encore la prière de l'esseulé. J'ai beaucoup insisté sur la pâleur, mais de la douceur je n'ai rien dit. Pourtant, dominant les autres valeurs, c'est elle qui couronne son style. N'était-elle pas, pour Baudelaire comme pour Proust, la première qualité de l'art et la plus haute ?»

Jean-Paul Marcheschi Pontormo Rosso Greco, la déposition des corps Editions Art 3, Nantes, 2011





samedi 29 octobre 2011

Le Sommeil de Dieu


"...enixa puerpera regem..."




Un extrait de Lieu clair, le très beau livre que Jean-Paul Marcheschi vient de consacrer à l’œuvre de Piero della Francesca. Il est ici question de La Madonna del Parto :

«L’œuvre de Piero dit beaucoup en ne montrant rien – ou presque rien. Et ce presque rien, unique objet de sa méditation, est l'attente. Une fois que l’œil s'est habitué à la pénombre violente où il est plongé, d'autres signes se précisent. Nul fauvisme dans le traitement des couleurs. La palette est subtile, chromatisme étal tirant vers la pâleur. Le lieu qui accueille cette scène est une tente : vaste dais capitonné, surpiqué de coussins rectangulaires ocres et clairs. À l'extérieur, des motifs de fleurs damassés d'or ornent le tabernacle de tissus. Ici, tout l'espace est "textile", car il s'agit d'accueillir un corps. Et tandis que nous fixent les deux anges qui, de part et d'autre, ouvrent les pans de la tente, la jeune madone, retirée en elle-même, nous dérobe son regard. 




Elle est littéralement distraite, c'est-à-dire soustraite au temps (celui de l'action accomplie par les anges), ce temps linéaire qui l'entoure. Encore une fois, c'est à travers les yeux que s'opère la séparation, où une part d'elle-même, étrange – étrangère –, quitte l'espace dans lequel elle paraît. Elle est là – si picturalement et structuralement là – et pourtant tout son être est ailleurs. La main droite, s'immisçant dans l'interstice blanc qui fend la robe, nous montre dans quelle direction se tourne le regard. 




À la scène, elle confère une note inattendue, car l'objet de la distraction est l'écoute. Et ce que l’œil écoute, c'est cet Autre, enfermé dans son ventre, c'est le sommeil de Dieu. Deux rêves chavirent ici et se mélangent en un seul regard qui s'absente.»

Jean-Paul Marcheschi Piero della Francesca, Lieu clair Editions Art 3, Nantes, 2011



mercredi 19 octobre 2011

Detto alla neve (Dit à la neige)




Pour saluer Andrea Zanzotto






Ma che sarà di noi ?
Che sarà della neve, del giardino
che sarà del libro arbitrio e del destino
e di chi ha perso nella neve il cammino
(e la neve saliva saliva – e lei moriva) ?
E che si dice là nella vita ?
E che messaggi ha la fonte di messaggi ?

(...)


Che si dice lassù nella vita,
là da quelle parti là in parte ;
che si cova si sbuccia si spampana
in quel poco in quel fioco
dentro la nocciolina dentro la mandorletta ?
E i mille dentini che la minano ?
E il pino. E i pini-ini-ini per profili
e profili mai scissi mai cuciti
ini-ini a fianco davanti
dietro l'eterno l'esterno l'interno (il paesaggio)
dietro davanti da tutti i lati,
i pini come stanno, stanno bene ?

Detto alla neve : «Non mi abbandonerai mai, vero ?»

Andrea Zanzotto La Beltà, Sì ancora la neve Ed. Mondadori, 1968




 


Mais qu'adviendra-t-il de nous ?
Mais qu'adviendra-t-il de la neige, du jardin ?
qu'adviendra-t-il du libre arbitre et du destin,
et de qui a dans la neige perdu son chemin,
(et la neige montait, montait – et elle, elle mourait) ?
Et que dit-on là-bas, dans la vie ?
Et quels messages émanent de la source des messages ?


(...)

Que dit-on là-haut dans la vie,
là dans ces parages, là dans le coin ;
que couve, pèle et épampre-t-on
dans ce peu, dans ce faible,
dans la noisette, dans la petite amande ?
Et les mille petites dents qui la minent ?
Et le pin. Et les pins-ins-ins pour profils
et profils, jamais séparés, jamais cousus,
ins-ins côte à côte, devant,
derrière l'éternel, l'extérieur, l'intérieur (le paysage),
derrière, devant, de tous côtés,
les pins comment vont-ils, vont-ils bien ?

Dit à la neige : «Tu ne m'abandonneras jamais, pas vrai ?»

Traduction : Philippe Di Meo (Editions Maurice Nadeau, 2000)









 Merci a Carmelo Raineri pour les trois photographies (Site Flickr)





Peindre Venise




L'Italie était encore sens dessus dessous et il n'était pas aisé de se déplacer ; d'ailleurs, tout le monde venait à Venise où De Pisis avait sa maison, son atelier et sa gondole. Pendant toute cette année [1946], il ne bougea pas, continuant à peindre sans arrêt. C'était un plaisir de le voir travailler. Pour lui, à Venise, tout était magnifique, il n'était pas nécessaire de choisir les points de vue habituels. Il reconstruisait Venise selon sa propre inspiration poétique.

Il sortait vers dix heures du matin, suivi de Bruno qui portait le chevalet, la toile, la boîte de couleurs et les pinceaux. Il s'arrêtait à l'improviste, pour une raison qui n'avait parfois rien à voir avec la beauté du lieu à peindre, presque toujours parce que, dans une boutique voisine, il avait aperçu un beau garçon qui manifestait une certaine curiosité ; il plantait là son chevalet et, fixant son regard comme un chasseur qui guette sa proie, il commençait par tracer sommairement en noir les limites du paysage. Ensuite, il prêtait une attention extrême aux couleurs du paysage et au choix de celles qu'il disposait sur sa palette. Pendant ce temps-là, autour de lui, se réunissaient les enfants, puis les jeunes gens du quartier ; il percevait la chaleur de ces observateurs étonnés, il écoutait leurs commentaires, s'ils osaient en faire, parfois même il s'adressait à l'un deux pour lui demander si le tableau lui semblait réussi. Rien n'échappait à son regard : un linge rouge sur un étendage, une fleur à une fenêtre, un morceau de papier bleu jeté par terre ; à la fin, il égalisait par de larges touches la composition du dallage et la splendeur du ciel d'été.

Il reculait de quelques pas, observait en fronçant les yeux, se retournait brusquement vers l'assistance, comme pour capter dans les regards leur impression sur l’œuvre, ou simplement pour voir s'il connaissait quelqu'un ; il ajoutait ensuite quelques coups de pinceau, puis apposait aussitôt sa signature, en la faisant précéder du sigle S.B. (San Barnaba). C'est moi qui lui avait suggéré d'indiquer sur chacun de ses tableaux, en plus de la date, l'adresse de l'atelier où il avait été réalisé. Il avait commencé à Milan avec le sigle V.R. (via Rogabella) ; je lui avais dit qu'en relation avec chaque atelier, se créait simultanément une nouvelle période de sa carrière. Quand il occupait un nouvel atelier, ou lorsqu'il s'installait dans un nouveau pays, on avait l'impression que son immense volonté de s'imposer le conduisait à adopter une nouvelle manière. 

Quand il avait achevé son tableau, il ne se livrait pas comme les autres peintres à un nettoyage minutieux de ses pinceaux, il les entassait tous pêle-mêle dans la boîte de couleurs et presque toujours se présentait l'un des nombreux admirateurs de sa peinture qui lui achetait sur le champ l’œuvre à peine terminée.

Giovanni Comisso Mio sodalizio con De Pisis Ed. Neri Pozza, 2010 (Traduction personnelle)









Images : de haut en bas, Filippo De Pisis Venezia, Palazzo Ducale, 1947

Venezia, Chiesa delle Salute, 1947

Venezia, 1946



vendredi 14 octobre 2011

Pesci marci (Poissons pourris)





Dans un très beau petit livre, Mio sodalizio con De Pisis, l'écrivain Giovanni Comisso raconte la trentaine d'années (de 1919 à 1952) de son amitié avec le peintre ferrarais Filippo De Pisis, au fil de leurs fréquentes rencontres à Rome, Paris, Milan ou Venise. L'ouvrage n'a jamais été traduit en français ; il faut dire que la notoriété de De Pisis est beaucoup moins affirmée en France qu'en Italie, où un musée lui a été consacré à Ferrare, sa ville natale. Comisso évoque de façon vivante, à travers de nombreuses anecdotes, les multiples facettes d'un artiste fantasque et excentrique qu'il considère d'abord comme un très grand peintre, n'accordant que peu d'importance aux activités littéraires et poétiques de De Pisis, lesquelles sont pourtant loin d’être négligeables (on peut lire sur ce blog plusieurs de ses poèmes en suivant le libellé "De Pisis"). Tous ces souvenirs sont passionnants, mais les passages les plus précieux de l'ouvrage sont ceux où Comisso, en témoin privilégié, raconte la genèse et la réalisation de quelques unes des plus belles œuvres du peintre, comme ici le tableau I pesci marci (Les poissons pourris):

Quando lo raggiunsi a Parigi nel novembre del 1927 era passato provvisorio da place Saint Sulpice all'Hôtel de Verneuil, in rue de Verneuil.

 Una sera, presi dalla nostalgia per l'Italia, De Pisis propose di andare dalle parti del Temple, a vedere rue de Venise. È una stretta e semibuia straducola, dove in rapporto al nome si erano insediati alcuni pescivendoli, interposti a maisons de passe, dalle quali, nell'ora tarda, vedemmo uscire certe donne stanche, impacciate nel camminare, dopo essere state tutta la giornata a lavorarvi in amore. Le botteghe dei pescivendoli erano chiuse, ma l'odore marino della mercanzia racchiusa gravava nell'aria. La straducola tra gli odori di putrefazione e le luci bieche di qualche fanale a gas inebriava De Pisis in furente attesa di qualche apparizione eccezionale. Guardava dovunque come un cacciatore in una selva che fiuti la preda e di un tratto gridando : «Mirabile ! Mirabile !» lo vidi chinarsi su di un mucchio di immondizie e raccogliere tre grandi merluzzi marci gettati via dai pescivendoli. Li mise con cura tra le pagine di un Paris-Soir, steso per terra e rimase a guardarli sebbene puzzassero nauseanti. In quei pochi istanti gli si era già impresso il quadro. Ne fece un cartoccio che tenne tra le sue braccia come fosse di fiori e subito volle ritornare all'albergo, in rue de Verneuil, per fare quel quadro. La gioia gli sfavillava  nello sguardo, come se quei pesci li avesse appena tratti dal mare per una pesca miracolosa e si promettesse di mangiarli. Lo lasciai alla porta del suo albergo augurandogli con la buona notte di fare un  bel quadro.

La mattina dopo andai da lui : il quadro era già compiuto. Nella notte aveva messo quei pesci, così com'erano tra le pagine del Paris-Soir, sul davanzale, con la finestra aperta che rivelava il riverbero rosa e cinereo dell'illuminazione parigina. Stimolato dal puzzo e dall'orrido di quelle polpe in disfacimento aveva lavorato rapido e poi, a quadro finito, aveva buttato quei pesci giù sulla strada. Fu uno dei suoi quadri che presagiva le sue più originali possibilità future e lo volli comperare. In quel quadro non vi erano più inutili inceppi letterari o tutte quelle "metafisicherie" alle quali aveva ceduto per emulare De Chirico e Carrà, volendo inserirsi nella loro maniera e nella loro fama, con il puntiglio di averli precorsi. In quel quadro vi era De Pisis, nitido e potente nel dare alla pittura una nuova parola.

Giovanni Comisso Mio sodalizio con De Pisis, Ed. Neri Pozza, 2010



Quand je le rejoignis à Paris au mois de novembre 1927, il avait quitté la place Saint Sulpice pour s'installer dans un hôtel de la rue de Verneuil.

Un soir, alors que nous étions saisis par la nostalgie de l'Italie, De Pisis proposa d'aller du côté du Temple, pour voir la rue de Venise. C'est une petite rue sombre et étroite, où, sans doute à cause de son nom, s'étaient installés quelques marchands de poissons, à côté de maisons de passe, d'où, tard dans la nuit, nous vîmes sortir des femmes fatiguées, au pas lourd, après toute une journée passée à se livrer au commerce de l'amour. Les boutiques des poissonniers étaient fermées, mais l'odeur marine de toute la marchandise qu'elles contenaient persistait dans l'air. La petite rue, avec les odeurs de putréfaction et les lumières sinistres des rares becs de gaz, enivrait De Pisis, suspendu dans l'attente de quelque apparition extraordinaire. Il regardait partout, comme un chasseur à l'affût dans une forêt. Soudain, il s'exclama : «Admirable ! Admirable !», et je le vis se pencher sur un tas d'ordures pour en extraire trois cabillauds pourris, jetés là par les poissonniers. Il les déposa avec soin entre les pages d'un Paris-Soir trouvé par terre, et il les observa longuement, malgré la puanteur écœurante qui s'en dégageait. En ces quelques instants, il avait déjà décidé dans son esprit de la composition de son tableau. Il empaqueta le tout en le tenant délicatement comme s'il s'agissait d'un bouquet de fleurs, et il voulut aussitôt retourner à l'hôtel, rue de Verneuil, pour se mettre à l’œuvre. Ses yeux brillaient de joie, comme si, à la suite d'une pêche miraculeuse, il venait à peine d'extraire ces poissons de la mer, et qu'il avait hâte de les déguster. Je le quittai devant son hôtel en lui souhaitant de passer une bonne nuit et de réaliser un beau tableau.

Le lendemain matin, j'allai le retrouver : le tableau était déjà achevé. Pendant la nuit, il avait déposé ces poissons, enveloppés dans les pages de Paris-Soir, sur le rebord de la fenêtre ouverte, dans les reflets roses et cendrés de l'éclairage parisien. Stimulé par cette puanteur et par l'effroi de cette chair en décomposition, il avait travaillé rapidement ; puis, le tableau achevé, avait jeté ces poissons dans la rue. Ce tableau laissait déjà présager la future grande originalité de sa peinture et je voulus l'acheter. Il n'y avait plus dans cette œuvre aucune entrave rhétorique, ni aucune de ces prétentions métaphysiques auxquelles De Pisis avait parfois cédé pour rivaliser avec De Chirico et Carrà, cherchant à se rapprocher de leur manière et de leur notoriété, obstiné dans sa certitude d'avoir été leur précurseur. Dans ce tableau, il y avait De Pisis, précis et décidé dans sa volonté d'ouvrir une nouvelle voie à la peinture.

(Traduction personnelle)







Images : en haut, Filippo De Pisis I pesci marci, 1927

en bas, Paris, rue de Venise (Site Flickr)

jeudi 13 octobre 2011

Il vento che non ha nome (Le vent qui n'a pas de nom)



Ogni paese ha il suo vento, ogni terra si riconosce al modo come respira : e il fiato che schiarisce le foglie degli olivi, gonfia le chiome dei pini, liscia le pietre dei muri e l'intonaco delle case, arruffa i capelli sulla fronte delle ragazze, e pulisce il cielo dei torbidi giorni di marzo, e l'àlito stesso di quella terra, il suo profondo respiro.

Anche la Toscana ha il suo modo di respirare, assai diverso da quello della Liguria, dell'Emilia, della Romagna, dell'Umbria, del Lazio, che le fanno siepe intorno. Ma dire diverso è poco : si dovrebbe dire contrario. Ed è lo stesso modo col quale respirano i suoi abitanti, le sue pietre, le sue piante, i suoi fiumi, il suo mare. Quattro sono, anche in Toscana, i venti cardinali e sono il grecale, il libeccio, lo scirocco, e il tramontano. Ma non sono questi i venti che fanno il carattere della Toscana, che le danno quel colore, quel respiro, quel tono della pelle e della terra, degli occhi e delle foglie.

(...)

Poi c'è il vento di casa, toscano dalla testa ai piedi, il vento che non ha nome, ed è quello che soffia l'acca e il ti dalla bocca, e muta certi ti nel theta greco, e il ci in gi sulle labbra dei toscani della Versilia, e l'esse in zeta sulle labbra dei pistoiesi, e spegne i moccoli in bocca ai fiorentini. Proprio un vento che ci siamo fatto da noi, con le nostre mani, a nostra misura, un vento fatto in casa come il pane dei contadini, e lo ritrovi nelle chiome degli alberi di Giotto, nelle fronti e negli occhi dei giovani di Masaccio, nei paesi di Pier della Francesca, di Leonardo, del Lippi, nelle rime del Cavalcanti e del Guinizelli, nella prosa di Dino Compagni e del Machiavelli, negli stessi sospiri del Petrarca, se pur rotti dal mistral provenzale. È il vento del Pulci, del Berni, del Cellini, e lo ritrovi in Dante, nel Boccaccio, nel Sacchetti, nel Làchera, in Bernocchino, che dove tocca lascia il segno, e taglia i panni adosso senza che te ne accorga. Se si arriccia si fa ribobolo, ma si arriccia di rado, e più per dispetto che per compiacenza. Di solito è liscio, senza fronzoli né frangie, e se si gonfia lo fa per accarezzare la cupola del Brunelleschi, non mai per adattarsi alla bocca rotonda dei Granduchi, dei cruscanti, e di chi fa il bécero o il prezioso per parer toscano. Respirarlo a modo non è facile, bisogno esser nati toscani ; se no, ti va in tosse, t'annoda le budella, o, quel ch'è peggio, ti gonfia le gote, che da noi è un gran brutto vedere. Ha un fondo amarognolo, come il vero olio nostrale, come il vero Chianti, come i pesci d'Arno, come l'arguzia, l'ironia, il riso, la stessa bonaria urbanità dei veri toscani : i quali sono arguti ironici, sorridenti, garbati di modi e di parole, ma, nel fondo, quanto amaro ! Quale triste e severo sentimento del tempo, quale astuto, cattivo, deserto senso dell'umana miseria, della pochezza imbecille e dell'infelicità degli uomini, in quegli animi in apparenza così lieti e così noncuranti !

Il buon senso dei toscani, quale comoda scusa ! E che piacevole vista, questo popolo svelto, magro, furbo, ridanciano, per chi non lo conosce, o finge, per pigrizia o per prudenza di non conoscerlo ! Dice il Doni, vedendo i fiorentini seduti verso sera sulle gradinate del Duomo a godersi il fresco : «conciossiaché sempre vi tira un vento freschissimo e una suavissima aura, e per sé i candidi marmi tengono il fresco ordinariamente». Eppure, prova a fidartene, di quella suavissima aura. Se soffia rasente terra, ci cammini come sopra un filo, ma guai a mettere il piede in fallo. Se soffia alto sui tetti lo fa apposta perché tu alzi il capo, ma guai se inciampi : subito il cielo, le nuvole, i tetti, i muri, le torri, i campanili, la Toscana tutta e tutti i toscani ti si buttano addosso, ti schiacciano, ti pestano : e, non contenti d'averti ammazzato, ti pigliano anche per grullo. Con un simile vento non ti consiglio di scherzare : poiché non si sa dov'esca. E c'è chi dice che, al pari di tutte le cose toscane, nasce di sotterra, o, come credevano gli etruschi, dall'inferno.

Curzio Malaparte Maledetti toscani, ed. Mondadori



Chaque pays a son vent, chaque terre se reconnaît à la façon dont elle respire : souffle qui éclaircit les feuilles des oliviers, gonfle la chevelure des pins, lisse les pierres des murs et le crépi des maisons, ébouriffe les cheveux sur le front des jeunes filles et nettoie le ciel dans les jours troubles de mars ; haleine même de cette terre et sa profonde respiration.


La Toscane a elle aussi sa façon de respirer, bien différente de celle de la Ligurie, de l'Emilie, de la Romagne, de l'Ombrie, du Latium, qui l'entourent comme une clôture. Mais plutôt que de différence, il faudrait parler ici de contraire. Et c'est également ainsi que respirent ses habitants, ses pierres, ses plantes, ses fleuves, sa mer. En Toscane comme ailleurs, les vents cardinaux sont au nombre de quatre : le grecale, le libeccio, le sirocco et la tramontane. Mais ce ne sont pas ces vents-là qui forgent le caractère de la Toscane, qui lui donnent cette couleur, ce souffle, cette tonalité de la peau et de la terre, des yeux et des feuilles.

(...)

Et puis, il y a le vent de chez nous, toscan de la tête aux pieds, le vent qui n'a pas de nom, et c'est lui qui fait que l'on aspire le h et le t, qui transforme certains t en thêta grec et change le c en g sur les lèvres des Toscans de la Versilia, ou le s en z chez les gens de Pistoie, c'est lui qui éteint les jurons dans la bouche des Florentins. C'est vraiment un vent fait de nos propres mains, à notre mesure, un vent fait maison comme le pain des paysans, et on le retrouve dans le feuillage des arbres de Giotto, sur les fronts et dans les yeux des jeunes gens de Masaccio, dans les paysages de Piero della Francesca, de Leonard, de Lippi, dans les vers de Cavalcanti et de Guinizelli, dans la prose de Dino Compagni et de Machiavel, et aussi dans les soupirs de Pétrarque, même s'ils sont brisés par le mistral de Provence. C'est le vent de Pulci, de Berni, de Cellini, et on le retrouve chez Dante, Boccace, Sacchetti, Lachera, Bernocchino : il marque de son empreinte tout ce qu'il touche, et déchire les vêtements sans qu'on s'en aperçoive. S'il se fâche, il devient hargneux, mais il se fâche rarement, et plus par dépit que par inclination. D'habitude, il est plutôt lisse, sans falbalas ni franges, et s'il se gonfle, c'est pour caresser la coupole de Brunelleschi, jamais pour s'adapter à la bouche ronde des grands-ducs, des puristes et de ceux qui jouent les rustres ou les précieux pour paraître toscans. Le respirer comme il faut n'est pas aisé, il faut pour cela être nés toscans ; sinon, il déclenche la toux, noue le ventre, ou, pire encore, gonfle les joues, spectacle horrible pour un Toscan ! Il a un arrière-goût amer, comme la vraie huile de chez nous, comme le Chianti authentique, comme les poissons de l'Arno, comme la finesse d'esprit, l'ironie, le rire, et même l'urbanité familière des vrais Toscans, lesquels sont subtils, ironiques et souriants, polis dans les manières et dans les paroles, mais si amers dans le fond ! Quel triste et sévère sentiment du temps, quel sens malin, mauvais et désenchanté de l'humaine misère, de l'imbécile petitesse, du malheur des hommes, dans ces âmes en apparence si joyeuses et si insouciantes !

Le bon sens des Toscans, quelle excuse commode ! Et quel plaisant spectacle que ce peuple élancé, maigre, adroit, rieur, pour qui ne le connaît pas ou feint, par paresse ou par prudence, de ne pas le connaître ! Doni dit, en voyant les Florentins assis le soir à prendre le frais sur les marches du Dôme : «considérant que le vent y est toujours très frais et l'air délicieux, les marbres blancs conservant d'ordinaire la fraîcheur». Pourtant, il ne faudrait pas trop s'y fier, à cet air délicieux. S'il souffle à ras de terre, on y marche comme sur un fil, mais gare aux faux pas ! S'il souffle très haut sur les toits, il le fait exprès pour qu'on lève la tête, mais il ne faut pas trébucher, car aussitôt le ciel, les nuages, les toits, les murs, les tours, les campaniles, la Toscane tout entière et tous les Toscans se ruent sur la malheureuse victime, l'écrasent, la piétinent : et non contents de l'avoir tuée, il la tournent en ridicule. Avec un tel vent, il n'est pas conseillé de plaisanter, parce qu'on ne sait pas d'où il vient. Et certains disent que, comme tout ce qui est toscan, il vient des entrailles de la terre, et même, comme le croyaient les Etrusques, de l'enfer.

(Traduction personnelle)


Source des images : Site Flickr (1) et (2)

mardi 11 octobre 2011

Il modo di guardare dei toscani (Le regard des Toscans)




Dal modo di guardare dei toscani, si direbbe che non sono mai testimoni soltanto : ma giudici. Ti guardano non per guardarti, come fanno gli altri italiani, ma per giudicarti : e quanto pesi, quanto costi, e che vali, e che pensi, e che vuoi. E tale è il loro modo di guardarti, che a un certo punto ti accorgi che vali ben poco, o niente. Da questo, e non da altro, nascono l'inquietudine e il sospetto che in tutti i popoli, italiani e stranieri, suscita la sola vista di un toscano.
 
Com'è, infatti, che tutti si sentono a disagio, e quasi in colpa, in presenza di un toscano ? (Non di fronte a un toscano : ma anche soltanto in sua presenza.) Per qual ragione, dirò nuovamente come ho detto in principio, se a una festa da ballo, a un pranzo nuziale, si affaccia all'improvviso un toscano, tutti ammutoliscono, gli strumenti tacciono, il riso muore sulle labbra dei convenuti ? Com'è che un toscano, a un funerale, par che ci vada per spregio ? e al capezzale di un malato par che ci venga per vederlo morire ?
 
Per la sola ragione, dirò, che ti guarda in quel suo modo : non per guardarti soltanto, ma per giudicarti. Non per veder come sei fatto, perché ai suoi occhi sei sempre fatto male, ma di che sei fatto : se sei fatto di carne, o d'altra materia più vile, benché sia difficile trovar materia più vile della carne, e quel che hai in corpo, e quel che ti credi d'essere, e quel che sei, e quel che saresti se non fossi quello che sei. E gli basta un'occhiata per contarti i peli del naso.

Non per nulla tutti i popoli stranieri che han preteso d'invadere e di conquistar la Toscana han sempre finito per accorgersi d'esser presi per il sedere : e sempre, per non passar da grulli, han chiesto scusa e se ne sono andati. O, se ci son rimasti, ci son rimasti da grulli, con quell'aria buffa che gli stranieri, specie i prepotenti, han nelle tele dei pittori fiorentini, i quali li dipingevano non soltanto com'erano, ma come apparivano agli occhi dei toscani, che han la virtù di vedere le cose e le persone non solo come sono, ma come paiono. Rara virtù, in che consiste il maggior pregio dell'arte loro : e non dei pittori soltanto, bensì massimamente degli scittori, i quali, sotto il cipiglio e la boria e i berrettoni e i giustacuori e gli elmi e le corazze dei guerrieri, dei Papi, degli Imperatori, dei re, dei Vescovi, dei cortigiani, dei dignitari, san vedere quel che hanno dentro, e san coglierne il ridicolo, e sanno riderne, di quel risolino toscano magro e verde, che i toscani si rigirano fra i denti come un fuscello. Che non è il riso grasso e largo dei lombardi, dei romagnoli, dei romani, né il riso stretto dei liguri e dei piemontesi, né quello purpureo dei napoletani, ma un riso freddo, tagliente, che t'entra per gli occhi come un trapano in un dente.

Curzio Malaparte Maledetti toscani, ed. Mondadori





À leur manière de regarder, on dirait que les Toscans ne sont pas seulement des témoins : ce sont des juges. Ils ne te regardent pas pour te voir, comme font les autres Italiens, mais pour te juger : combien tu pèses, combien tu coûtes, ce que tu vaux, penses et veux. Et ils te regardent d'une telle façon que tu ne tardes guère à t'apercevoir que tu vaux bien peu, et pour ainsi dire rien. C'est de cela, pas d'autre chose, que naissent l'inquiétude et le soupçon que suscite la seule vue d'un Toscan chez tous les peuples, italiens et étrangers.
 
Comment se fait-il, en effet, que tout le monde se sente mal à l'aise, presque coupable en présence d'un Toscan ? (Pas en face d'un Toscan, mais simplement en sa présence.) Quelle est la raison qui fait, dirais-je à nouveau, comme j'ai dit au début, que dès qu'un Toscan arrive à l'improviste à un bal ou à un repas de noces, les conversations cessent aussitôt, les instruments se taisent, les rires meurent sur les lèvres des invités ? Comment se fait-il qu'un Toscan a toujours un air méprisant quand il assiste à un enterrement ? Et qu'au chevet d'un malade, il a toujours l'air d'attendre sa mort ? 
 
La seule explication réside, selon moi, dans sa façon de te regarder : pas seulement pour te regarder, mais pour te juger. Pas pour observer comment tu es fait, parce qu'à ses yeux, tu es toujours mal fait, mais de quoi tu es fait : de chair, ou bien d'une autre matière plus vile, bien qu'il soit difficile de trouver une matière plus vile que la chair, et ce que tu as dans le ventre, ce que tu crois être, et ce que tu serais si tu n'étais pas celui que tu es. Et il lui suffit d'un coup d'œil pour te compter tous les poils du nez.
 
Ce n'est pas pour rien que tous les peuples étrangers qui ont eu la prétention d'envahir et de conquérir la Toscane ont toujours fini par s'apercevoir qu'on s'était moqué d'eux : et à chaque fois, pour ne pas passer pour des imbéciles, ils se sont excusés et s'en sont allés. Ou bien, s'il leur est arrivé de rester, c'est en tant qu'imbéciles, avec cet air ridicule que les étrangers, et plus particulièrement ceux qui appartiennent à l'espèce des puissants prétentieux, ont sur les toiles des peintres florentins, qui ne les peignaient pas uniquement tels qu'ils ils étaient, mais tels qu'ils apparaissaient aux yeux des Toscans, qui ont la vertu de voir les choses et les personnes non seulement comme elles sont, mais aussi comme elles apparaissent. Rare vertu, qui fait le prix essentiel de leur art : ceci étant valable pour les peintres, mais bien plus encore pour les écrivains qui, sous l'air renfrogné et la morgue, les grands bonnets et les justaucorps, les casques, les cuirasses des guerriers, des papes, des empereurs, des rois, des évêques, des courtisans, des dignitaires, savent voir ce qu'il y a à l'intérieur, en saisissent le ridicule et savent en rire, de ce petit rire toscan maigre et acide qu'ils tournent entre leurs dents comme un brin de paille. Ce n'est pas le rire gras et massif des Lombards, des gens de Romagne, des Romains, ni le rire pincé des Ligures et des Piémontais, ni le rire majestueux des Napolitains, mais un rire froid, tranchant, qui entre dans les yeux comme une roulette dans une dent.

(Traduction personnelle) 


Images (en haut) : Filippino Lippi, fresques de la Chapelle Brancacci, Florence (détail)

(en bas) : statue de Dante, place Santa Croce, Florence (Site Flickr)

lundi 10 octobre 2011

Vitti 'na crozza (J'ai vu la mort)




Vitti 'na crozza est une des plus célèbres chansons traditionnelles siciliennes, et l'une de celles que je préfère :







C'è nu giardinu ammenzu di lu mari
tuttu 'ntissutu d'aranci e ciuri,
tutti l'aceddi ci vannu a cantari,
puru li pisci ci fannu l'amuri.

Senti li trona di lu Mungibeddu
chi ghietta focu e fiammi di tutti i lati ;
oh Bedda Matri, Matri addulurata,
sarva la vita mia e d' 'a mia amata.

Vitti na crozza supra nu cannuni,
fui curiusu e ci vosi spiari.
Idda m'arrispunniu cu gran duluri :
"Murivi senza toccu di campani".

Sinni eru, sinni eru li me anni
chiangennu sinni eru, cun gran duluri...
ca' si putissi ancora chiuù nun vurria,
cchiù nun vurria muriri chi pi amuri.

...Ah si putissi ancora, chiuù nun vurria,
cchiù nun vurria muriri chi pi amuri. 


Je connais un jardin au milieu de la mer
qui déborde de fruits et de fleurs,
tous les oiseaux vont y chanter,
et les poissons vont y faire l'amour.

J'entends tonner le Mongibello
qui répand le feu et les flammes ;
oh Sainte Vierge, Mère des Douleurs,
sauve-moi, avec celle que j'aime.

J'ai vu un crâne au sommet d'une tour,
par curiosité, je l'ai interrogé.
Et tristement, il m'a répondu :
"Je suis mort sans que pour moi sonne le glas."

Elles s'en vont, elles s'en vont mes années
tristement, elles s'en vont dans la douleur...
et si c'était encore possible, je ne voudrais,
je ne voudrais mourir que par amour...

(Traduction personnelle)






Images : en haut, Carlo Columba (Site Flickr)

en bas, Stefano Corso (Site Flickr)


Sur le même thème, voir ici.

samedi 8 octobre 2011

Les Solécistes zélés




Plutôt qu'une indifférence cavalière, c'est souvent un excès de zèle qui fait verser la phrase, la phrase de journaliste en particulier, dans l'ornière du solécisme. Face à tous les abrupts et proliférants c'que j'ai peur et c'que j'ai envie du langage «relâché» fleurissent des constructions nettement plus recherchées, méticuleuses même, mais non moins bancales : ce n'est pas qu'il leur manque une jambe, ce serait plutôt qu'elles en ont une de trop : «Ce dont il a peur c'est de la recrudescence de..., etc.», «c'est de son retour éventuel dont je m'inquiète..., etc.», «ce dont je voudrais vous parler, c'est de la renaissance de..., etc.». La nécessité du dont est bien perçue, mais nullement son sens, ni sa fonction. La contrainte qui l'impose est bien respectée, mais de façon toute extérieure et mécanique, sans être comprise, ni dans ses raisons ni dans ses effets. Après dont, c'est qui sert le plus souvent de théâtre, ou de prétexte, à cette curieuse surcharge syntaxique : «C'est là où fut retrouvé le corps de Charles le Téméraire.» On dirait le monde peuplé de disciples grammaticaux de Françoise Hardy, tout impatients de proclamer comme elle : C'est à l'amour auquel je pense...

Renaud Camus  Esthétique de la solitude Editions P.O.L, 1990




On remarquera que l'auteur de la version italienne de la chanson a évité la redondance dans le titre : E' all'amore che penso, C'est à l'amour que je pense, et qu'il s'en tire fort habilement dans le refrain pour récupérer le nombre de syllabes nécessaires à la mélodie : E' all'amore che fai pensare (C'est à l'amour que tu fais penser), puis, à la fin de la chanson : E' all'amore che penserò (C'est à l'amour que je penserai). (Dans la vidéo ci-dessous, la chanson est à 2' 40'', juste après L'età dell'amore)




Image (en haut) : Renaud Camus (Site Flickr)

vendredi 7 octobre 2011

Cantagiro




«Je fus engagée pour le Cantagiro, un tour d'Italie surréaliste, non du vélo mais de la chanson, qui regroupait les chanteurs les plus populaires de la péninsule. Entre deux étapes, la foule se massait tout au long de la route pour voir passer les voitures décapotables d'où chaque vedette répondait aux vivats par force gestes et sourires. Le spectacle avait lieu tous les soirs dans un stade où chacun y allait de son tube du moment devant une dizaine de milliers de personnes en ébullition. Adriano Celentano était déjà une légende que le public italien vénérait pour son talent et sa personnalité haute en couleur, au point que s'il y avait trop de chahut lors d'une représentation, il suffisait que, tel un pape, il apparaisse et dise trois mots bien sentis pour qu'un silence religieux s'installe aussitôt. J'avais un faible pour Gianni Morandi, aussi adulé à l'époque qu'Eros Ramazotti aujourd'hui, dont le tube que j'écoutais en boucle, Se non avessi più te, était l'une des premières compositions d'Ennio Morricone. 




Beau comme un dieu, il se campait sur ses jambes écartées et galvanisait le public en chantant à pleine voix sa magnifique chanson avec un mélange typiquement italien d'énergie, de conviction et de naturel. Jean-Marie [Périer] et moi dinâmes à Paris avec Gianni et son agent. Celui-ci nous apprit qu'au début, son poulain et lui hésitaient entre la boxe et la chanson – seules voies accessibles à quelqu'un du peuple pour faire fortune. Ils avaient décidé de tenter d'abord leur chance dans la chanson, quitte à se retourner vers la boxe en cas d'échec. Devant notre stupéfaction amusée, Gianni nous montra ses mains – grandes, belles et puissantes – comme pour nous convaincre qu'il n'avait pas que ses cordes vocales à son arc...»

Françoise Hardy Le désespoir des singes... et autres bagatelles, Ed. Robert Laffont, 2008










Photographie de Françoise Hardy : Source

mercredi 5 octobre 2011

Vicino al sole (Près du soleil)



«Le ton général du film est très désespéré. 

– Comme tous mes films. Il s'agit d'un désespoir fondamental que par malheur j'ai sur moi. Naturellement, je crois que je le masque très bien tant que je ne le laisse pas libre de s'exprimer. Au fond, toute la vie consiste à masquer ce fond de désespoir. Je ne crois pas que ce soit quelque chose de subjectif ou d'individuel, c'est un désespoir qui est dans toutes les personnes. Disons que pour moi il y a uniquement le fait que je l'ai un peu plus "focalisé", mais pour le reste le désespoir est commun à tout le monde.» 

Valerio Zurlini, entretien avec Jean Gili, à propos de La Ragazza con la valigia




Il y a des films où, de façon mystérieuse, la fiction se double d'une dimension documentaire focalisée sur le corps (et l'âme...) de l'actrice principale : Ingrid Bergman dans Stromboli, Danielle Darrieux dans Madame de..., Monica Vitti dans L'Avventura ou dans L'Eclipse, Anna Karina dans Vivre sa vie, Brigitte Bardot dans Le Mépris, Gena Rowlands dans Une Femme sous influence. C'est aussi le cas de La Fille à la valise, de Valerio Zurlini, que l'on peut également considérer comme un magnifique reportage sur Claudia Cardinale à vingt ans : son sourire, son allure, sa démarche, la façon dont elle s'allonge sur le sable d'une plage de Rimini, ses éclats de rire ou ses coups de cafard, sa manière de fixer la caméra ou de s'en détourner brusquement, comme dans les dernières images du film. Bien sûr, c'est le personnage d'Aïda qui est là sur l'écran, mais aussi, dans une sorte d'identification troublante, la jeune actrice qui l'incarne. Zurlini joue de cette ambiguïté fascinante, par exemple dans la scène du restaurant, à la gare de Parme, où Aïda, face à Lorenzo (Jacques Perrin), parle de l'enfant qu'elle a eu très jeune, et dont elle souffre d'être séparée, situation identique à celle que vivait au même moment Claudia Cardinale... Ce n'est sans doute pas pour rien que, dans son livre de souvenirs, l'actrice parle de La Fille à la valise comme du "film de sa vie" :

« Il est difficile de trouver un metteur en scène qui vous comprenne, qui parvienne à saisir votre intériorité. Pietro Germi est un de ceux-là, mais aussi Valerio Zurlini. Zurlini m'avait choisie, contre l'avis de tout le monde, pour La Fille à la valise. Le rôle était difficile et je n'étais pas encore considérée comme une actrice à part entière. Il s'entêta, car il était sûr de moi, il disait que je n'avais pas besoin de jouer car j'étais véritablement Aïda, son personnage. Et puis, durant le tournage, il s'est placé à mes côtés et m'a tout expliqué : l'histoire de cette pauvre malheureuse, une petite putain dont un garçon de bonne famille s'amourache – dans le film, Jacques Perrin. Elle tombe amoureuse de lui, mais celui-ci la traite comme une prostituée, alors qu'elle croyait avoir effacé ses antécédents grâce à cet amour. Une histoire déchirante. 

Grâce à Valerio Zurlini, je m'identifiai à mon personnage, à tel point que je ne savais plus qui j'étais, à la fin du film : je suis restée enfermée dans ma chambre une semaine durant, parce que je ressentais le même malaise qu'Aïda. Zurlini aimait beaucoup les femmes, et sa sensibilité était presque féminine. Il me comprenait d'un seul regard. Il m'a tout appris sans rien m'imposer. Il éprouvait une grande affection pour moi. Quand j'ai terminé le film, il m'a offert son plus beau tableau : une Madone du quatorzième siècle, qui ne m'a plus quittée et me suit partout.

Je l'ai revu avant qu'il ne meure. Il était très malade, et vivait seul à Rome, dans le quartier de Sainte Marie Majeure. Il m'a téléphoné, un matin : je crois qu'il se sentait proche de la fin. Son affection était telle qu'il éprouvait le besoin de me saluer une dernière fois. Je me souviens que j'arrivai dans sa maison, en face de cette merveilleuse basilique qu'est Sainte Marie Majeure : il était au lit, et ne pouvait plus bouger. Il souffrait d'une cirrhose. Germi affirmait, quant à lui, qu'il avait en réalité tenté de se suicider, ne pouvant supporter le départ de Jacqueline Sassard. Je me souviens que ce fut une tragédie pour lui. Valerio Zurlini était couché ; et tout autour, sa maison était entièrement vide : lui, qui avait tant tenu à ses tableaux pendant toute sa vie, et qui les avait choisis en grand connaisseur, avait tout vendu. Il ne restait plus qu'un lit et une caisse.

Je me souviens qu'il demanda à un garçon d'aller chercher des pâtes dans un restaurant, au-dessous de chez lui. Il se leva et nous mangeâmes par terre, assis l'un en face de l'autre, devant la caisse. Ou plutôt, il ne mangeait pas, mais me regardait. Je crois que nous repensions tous les deux à l'époque où nous nous étions connus. À cette scène de La Fille à la valise que j'avais eu tant de mal à jouer, assise sur les marches d'une gare, à côté de Gian-Maria Volonté, mangeant une assiette de fettuccine et lui racontant l'histoire de ma vie. Tout en mangeant, je parlais, riais et pleurais... Pour me faire entrer dans la peau du personnage, Zurlini m'avait fait ingurgiter des fettuccine pendant toute la durée du tournage.

Comme à cette époque-là, comme dans cette scène, j'avais envie de pleurer. Je n'ai pas pu, et je n'ai pas voulu le faire : je me suis forcée à lui sourire, à bavarder avec lui comme au bon vieux temps, comme si rien n'avait changé. Par respect pour la dignité extrême avec laquelle il avait toujours vécu, et avec laquelle il méritait de mourir. Non, à vrai dire, il ne méritait pas du tout de mourir aussi tôt, aussi désespéré et aussi seul... »

Extrait de Moi, Claudia, toi, Claudia, le roman d'une vie, de Claudia Cardinale (Editions Grasset, 1995. Traduction : Nathalie Bauer)












Merci à Richard pour les trois captures d'écran (Blog