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samedi 14 avril 2012

La radura dei ragazzi (La clairière des garçons)




"Cerchereste ancora tanto a lungo
La felicità impossibile delle anime."






Édition italienne de Tricks, de Renaud Camus : notes de lecture

Malgré la photographie de couverture fort discutable, le volume est tout de même plutôt élégant : format agréable, présentation soignée (avec des cahiers cousus, ce qui est de plus en plus rare dans l'édition française), belle typographie. Du bon travail de la part de ce petit éditeur de L’Aquila, Textus. On peut bien sûr regretter qu’il ne s’agisse ici que d’une édition partielle de l’ouvrage original (vingt-quatre tricks sur quarante-six), d’autant plus que l’explication que donne le directeur de la collection (I Romanzi della Realtà), Walter Siti, n’est guère convaincante : il s’agirait de contourner l’obstacle de l’ "illisibilité", et l’ "obsession du catalogue et de la classification" ; il me semble plutôt que ces coupures font perdre beaucoup de la cohérence et de l'originalité de l'ouvrage, bien perçues par Roland Barthes dans sa préface lorsqu’il insiste sur le caractère volontairement répétitif des Tricks, «ni aliénation, ni sublimation ; mais tout de même quelque chose comme la conquête méthodique d’un bonheur (bien désigné, bien cerné : discontinu).» 

Le choix des chapitres a toutefois été fait avec soin, et il permet de retrouver la diversité géographique des rencontres (Paris, la Côte d’Azur, Milan, New-York, Los Angeles, San Francisco). La liste des Tricks repris dans cette édition est la suivante : "Walthère Dumas", "Philippe dei Commando", "Brunetto muscoloso", "L’Invisibile", "Il fratello di Jacques", "Etienne Pommier-Caro", "Calogero", "Didier", "Maurice", "Zé", "Anonimo spagnolo", "Philippe degli Ospedali", "Irwing Karstein", "Bravo ragazzo dei bastioni", "Red Morgan", "Jean-Paul il Corso", "Dominique e Alain", "Anonimo messicano", "Il cow-boy", "Bob", "Dick", "Camicia a quadri", "A Perfect Fuck"

La traduction de Maurizio Ferrara m’a semblé très bonne, précise et vivante ; la seule erreur que j’ai relevée est, dans le chapitre "Red Morgan", la traduction de blasé par nauseato, qui signifie plutôt dégoûté, écœuré... Si l’on compare d’ailleurs les deux traductions italiennes du chapitre "Il cow-boy" (la première étant paru dans le livre de Renzo Paris Cronache francesi en 1989), on s’aperçoit que cette nouvelle traduction est beaucoup plus satisfaisante. Dans les parties dialoguées, on perd hélas beaucoup du style parlé si efficace dans la version originale, où l’on a vraiment l’impression d’entendre les accents des différents personnages ; dans la version italienne, les dialogues sont beaucoup plus uniformes dans le ton, mais il était certainement difficile de faire mieux.




 On a tout de même beaucoup de plaisir à lire en italien le chapitre milanais, avec les évocations du locale di ballo la Rosamunda, des cinémas Alce ou Argentina, où le spectacle était davantage dans la salle que sur l’écran : «Per entrare nella sala, bisogna sollevare due strati di pesanti tende di velluto, distante circa un metro e mezzo. Il film era italiano, ma l’azione si svolgeva forse a Chicago, all’inizio degli anni Trenta. Sullo schermo si vedevano tante grosse limousine nere e c’era un gran numero di sparatorie. La maggior parte delle file erano vuote. In compenso, molte sagome rimanevano raggruppate dietro l’ultima fila di poltrone, oppure si spostavano verso sinistra o destra. Erano perlopiù sagome di uomini abbastanza anziani o, nella misura in cui si poteva giudicare in quella semioscurità, piuttosto brutti. Una delle scene del film, dove un “padrino” qualunque andava a riconoscere uno dei sicari nella luce livida di un obitorio, permise di farci un’idea un po’ più precisa del posto, della sua sintassi e dei suoi occupanti. Il passaggio di destra, tra i sedili e il muro, conduceva a gabinetti assai alti e profondi. Nel corridoio di accesso, due tizi sulla trentina, entrambi un po’ enfaticamente maschi, si fronteggiavano e si palpavano la patta, i pettorali, i bicipiti. Più in là, altri aspettavano senza guardarsi, addossati alla parete umida e ammuffita. Il gabinetto delle donne, la cui porta era aperta, era vuoto. In quello degli uomini, due quarantenni calvi, con una cicca tra il pollice e l’indice, erano appostati con aria meditabonda davanti alla porta chiusa del cesso occupato.» Cet extrait me rappelle un  passage que j’aime beaucoup du journal de Gérard Pesson, Cran d’arrêt du beau temps : «Les salles de cinéma ici [à Tunis], comme en Italie du sud, abritent les flirts avancés parce qu’il n’y a pas, au sec, et avec une obscurité garantie, tant d’endroits tranquilles. Une scène de neige dans le film projeté aujourd’hui (Le Destin, de Youssef Chahine) a eu à cet égard des effets désastreux.» 

On a donc longtemps attendu cette édition italienne, mais, même partielle, elle procure au lecteur un grand plaisir, celui de retrouver dans une très belle langue ce qui fait l’essentiel de ces tricks : la drôlerie, l’entrain, l’insouciance, la gaieté de la jeunesse et l’innocence du plaisir ; mais, pour le lecteur d’aujourd’hui, la promenade est aussi teintée de nostalgie et de mélancolie, aux abords de la "clairière des garçons" du parc La Fayette de San Francisco, ou face à ce garçon à la chemise à carreaux qui fixe la mer, un soir de l'été 1978, à Land’s End : «Quando sono arrivato alla fine della mia scalata, mi sono voltato e l'ho visto in basso, da solo, sulla spiaggetta grigia. Guardava il mare. [Mai rivisto








J'ajoute ici la traduction de quelques extraits d'un entretien avec le maître d’œuvre de cette édition italienne de Tricks, Walter Siti, paru dans le magazine Rolling Stone, sous le titre assez étrange "Tricks, ou l'hypnose de la baise" :

Pourquoi lire Tricks aujourd’hui ? 

Parce qu'il illustre parfaitement le moment où l’activité sexuelle est devenue un véritable objet de consommation. Le livre évoque des rencontres qui ont eu lieu dans une période de six mois, en 1978, époque antérieure au sida, quand le commerce sexuel était très libre. Le souvenir des événements de 68 était encore très présent : pour les homosexuels, mais pour tout le monde en réalité, c’était une époque de libération sexuelle. Le principe des tricks est le suivant : la satisfaction de la rencontre unique perd de la valeur au profit de l’accumulation des expériences. La rencontre d’un très grand nombre de personnes devient une sorte d’absolu parce que cela correspond à une rencontre avec l’inconnu. Il n’est pas important de faire l’amour avec un tel ou un tel ; ce qui importe, c’est de le faire avec l’Inconnu. C’est pour cela que le premier rapport est beaucoup plus important qu’une éventuelle deuxième ou troisième rencontre. Ce n’est pas un hasard si, après avoir raconté dans le détail le premier rapport sexuel, Camus liquide en quelques lignes les suivants, en les mettant entre parenthèses.

Quelles étaient les références littéraires de Camus ? 

Certainement le Barthes de Sade, Fourier, Loyola. Et également une conception de la phénoménologie du réel dont Perec était la référence essentielle en France, pendant ces années-là. Le récit de la profondeur des choses perdait de l’intérêt, parce que cette profondeur est impossible à atteindre, et donc à raconter. On se concentrait sur la superficie : par exemple en restant assis sur une place et en notant tout ce qui s’y passe au cours d’une journée (cf. Georges Perec, Tentative d'épuisement d'un lieu parisien). Camus utilise le même procédé : il ne s’intéresse pas à la profondeur du sentiment amoureux, il raconte la répétition infinie. Il se limite à enregistrer ce qui advient. Et cela ne manque pas d’intérêt d’un point de vue littéraire puisque, le rituel étant toujours plus ou moins le même, ce sont les variations qui sont mises en évidence, c'est-à-dire les caractères individuels des personnes rencontrées.

Quelle a été l’aventure éditoriale du livre en Italie ? 

En fait, elle a été inexistante. Beaucoup d’éditeurs s’y sont intéressés. Angelo Morino (traducteur de nombreux écrivains sud-américains, et lui-même auteur) l’avait proposé à Einaudi qui a abandonné le projet, jugeant le livre trop long. Mais je crois bien que, derrière ce choix éditorial, il y avait une forme de censure. Aujourd’hui encore, il y a une résistance face à ce texte, même de la part du monde homosexuel. Tricks raconte des rencontres homosexuelles occasionnelles qui aujourd’hui semblent trop légères, comme s’il s’agissait d’une parodie de l’homosexualité. Cela pourrait selon certains nuire à une sexualité plus réfléchie, capable de prendre en compte l’aspect sentimental, d’affirmer une stabilité dans le rapport amoureux. Ce livre nous replonge au contraire au cœur d'une époque basée sur une promiscuité de pure consommation, déréglée, et, si l’on veut, très divertissante.



On peut lire ici l'entretien intégral (en italien). 

On peut entendre ici un entretien avec Walter Siti à propos de Tricks (en italien).

À lire aussi : Trick or Treat ? et une très bonne recension de Francesco Gnerre.

Ajout de juillet 2015 : un article fort intéressant de Giovanni Barracco




Images : Week-end, film d'Andrew Haigh

3 commentaires:

  1. Vous êtes émouvant, Emmanuel, par votre fidélité à R. Camus. Ce doit être chouette d'avoir un ami comme vous...
    Toutefois je reste un peu loin de ce livre. D'abord parce que c'est une histoire d'hommes que je respecte mais qui m'est lointaine, ensuite parce que j'aime ses photos et d'autres fragments de ses textes, enfin pour les raisons esquissées il y a peu sur votre blog.
    Cette maison d'édition a l'air de faire un beau travail mais je ne lis pas l'italien...
    Belle journée à vous avec vos livres, vos amis, vos souvenirs si souvent mélancoliques si j'en juge au choix des poèmes et chansons mis en ligne. j'aime votre éthique, votre culture, tout ce que vous nous offrez ici dont votre sensibilité artistique.

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    1. "Ce doit être chouette d'avoir un ami comme vous..." : en fait, Christiane, je n'ai jamais rencontré Renaud Camus et je ne suis pas son ami, mais simplement un lecteur attentif et passionné d'une partie de son œuvre, qu'il me plaît de commenter ici. Et je comprends tout à fait qu'on se sente très éloigné de ce livre, comme d'autres centres d'intérêt de ce blog ; tout cela n'est vraiment pas grave...

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  2. Mais je n'évoquais pas R. Camus mais votre relation aux autres en général à travers ce que je perçois de votre éthique sur ce blog.
    Bien sûr que ce n'est pas grave de ne pas être sensible à toutes vos explorations (livres, art, musique...) il en reste assez pour être heureux et être fidèle à votre blog.

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