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mercredi 30 mai 2012

Digression romaine





I

Vers deux heures la place autodrome est calmée
Et la parole éternelle est à la fontaine
Et l'insomnie écoute et devient fête.

La couche devant la fenêtre devient règne.

Toute la Ville en cercle à ce chevet,
Assise sur ses collines presque insensibles,
Dit ses noms un par un comme pour des visites,
Sixtine et mon forum des chats et Transtévère.

Il reste encore une heure avant que le jour naisse
(Les nuits d'amour ont de ces rémissions pures),
Couleur du racontement vert de la fontaine,
Couleur d'eaux de printemps encor troubles des crues
Quand le Tibre est opale et algue et sable pâle.

Et deux heures peut-être avant que monte au ciel
La gerbe, éclatée en bonheur, des hirondelles.

 
II

Rome profuse en hirondelles,
Rien que pour elle, Rome, rien qu'en faveur d'elles,
Je te le dis, tu aurais mon pardon.
Tes hurlements à mort sous ce balcon
Et tant de fois ton stupre en place de Venise
Et tes rauquements de succube à la bêtise
Et ton poignard tiré contre tu sais Laquelle,
En avons-nous saigné, splendide infâme !
Or c'est un crime en rêve et absous ; comme un sable
Que la mer au matin découvre, et qui est pur.
O ma pardonnée injustement d'être belle,
Ce n'est pas tant pour ta place du Panthéon
Où s'encapuchent de rouge les haridelles,
Pour tes peuples peinture ou marbre, pour la dame
Qui au café Greco dit sa glace au melon,
La cuillère levée, à voix qui presque pâme,
Pour le jaune fable des tuiles sur Tibur ;
C'est pour tes matins d'hirondelles.

Marcel Thiry Songes et Spélonques, 1973







 


Images :en haut,  Site Flickr

en bas, Site Flickr

jeudi 24 mai 2012

Il ricordo del sole (Le souvenir du soleil)




"Chi li visiterà, i perduti ?"



"Sans l'avoir voulu, par ce qu'a d'instinctif son regard sur la culture et la vie, Mussapi a jeté un pont entre ici et ailleurs dans le présent, et entre maintenant et jadis dans le souci poétique. (...) Quand on s'attache à d'autres époques, ou à des êtres de celles-ci, il est fréquent, autant qu'assez naturel, d'aborder les uns et les autres par leurs monuments ou leurs œuvres, autrement dit par des traces, des textes, au plan d'un déjà exprimé qui voue le questionneur d'aujourd'hui à une rencontre par le dehors, entre les pôles opposés de la citation et du commentaire. Mais chez Mussapi il en va tout autrement. Comme les Paroles de Pline [Yves Bonnefoy cite ici l'un des poèmes du recueil La Poussière et le feu : Paroles de Pline du haut du volcan en flammes] le montrent bien, ce poète se porte d'emblée dans la forêt du passé – «épaisse d'ombres», dit Dante – vers de telles ombres, justement : non le poète ancien tel qu'il paraît dans son œuvre, ou le héros comme il s'efface dans ses hauts faits, mais la personne qu'ils furent, en son moment et son lieu, et qui n'est plus mais n'en a pas moins à nos yeux la sorte de vie qui enveloppe le nom que l'on prononce, vie qui a retenu tout son mystère bien qu'elle dise à plein désormais sa finitude. Cette vie, cette présence au sein de l'absence, est évidemment transcendante à toutes nos approches, comme il en va de toute existence. Évoquer Pline ainsi – ou Enée comme le fait également Mussapi –, c'est se vouer à ne plus tenir ce que l'on sait de ces êtres, par la littérature ou l'histoire, que pour des vues simplifiées ou des mirages. Mais en retour, et c'est comme cela que ce regard se fait poésie, on va être prêt à comprendre qu'ils ont accédé du fait de la mort à un sens, une vérité, qui ne se donnent qu'en celle-ci, et auxquels on ne peut songer soi-même, en leur difficulté essentielle, pourtant notre seule tâche, que si, aussi intensément que possible, on pense à eux sous le signe de la fin qu'ils ont rencontrée. Des morts, chez Mussapi, mais disons plutôt des vivants rencontrant leur mort."

Yves Bonnefoy




Enea guarda gli accampamenti alla sera


Tra pochi istanti questo campo sarà un solo respiro
e nessuno ricorderà il proprio nome, nel sonno
respirerà il mio esercito, e il popolo
dei dormienti si unirà nel silenzio al popolo dei morti.

Fumi leggeri escono dalle tende, fumi dalle ceneri
sulle are dove sono stati bruciati i caduti
in battaglia, in questo giorno che declina,
che dalla terra esala il ricordo del sole.

Chi li visiterà, i perduti ? scaglie di sole,
brandelli di memoria raggiungeranno il loro silenzio,
come accade ai dormienti, i miei morti
avranno visite incorporee, fuggite dal giorno ?
Conosceranno anche loro il risveglio e il mattino,
scuotendo la morte come si scuote il sonno, l'oblio
che la prima luce asciuga e rapprende ?
Voi campi arsi che a poco a poco ora trovate il respiro,
voi letto o tomba del mio esercito transitante, campi...
Dormono in voi, esalarono l'ultimo respiro
alla luce che si allontanava, dormono
accanto quelli che caddero nel vostro grembo d'oro
guardando il vuoto luminoso tra i colli e tra gli occhi
rubando per la morte l'estremo sole.

Roberto Mussapi Gita meridiana Il Sonno degli eroi Jaca Book 2009




Enée regarde au soir le campement

Bientôt ce camp sera un unique souffle
et plus personne ne se souviendra de son nom, dans le sommeil
respirera mon armée, et le peuple
des dormeurs s'unira dans le silence au peuple des morts.

Des fumées légères s'élèvent des tentes, et des cendres
sur les autels où l'on a brûlé ceux qui sont tombés
au combat, en ce jour qui décline,
exhalant de la terre le souvenir du soleil.

Qui viendra les visiter, les perdus ? Des éclats de soleil,
des lambeaux de mémoire rejoindront-ils leur silence,
comme cela arrive aux dormeurs, mes morts
auront-ils des visites incorporelles, échappées au jour ?
Connaîtront-ils eux aussi le réveil et le matin,
s'éveillant de la mort comme on le fait du sommeil, l'oubli
que la première lueur essuie et fige ?
Vous, champs arides qui maintenant peu à peu reprenez souffle,
vous, lit et tombeau de mon armée nomade, champs...
Ils dorment en vous, ils exhalèrent leur dernier soupir
à la lumière qui s'éloignait, ils dorment
à côté de ceux qui tombèrent en votre sein d'or,
regardant le vide lumineux entre les collines et entre les yeux,
dérobant pour la mort le dernier soleil.

(Traduction personnelle)



Images : en haut, Vincenzo Mazza (Site Flickr)

au centre, Bartolomeo Pinelli Enea e il Tevere (Wiki Commons)

Roberto Mussapi sur le site Terres de femmes

lundi 21 mai 2012

Cronaca familiare


 


"Un dì, s’io non andrò sempre fuggendo
di gente in gente, me vedrai seduto
su la tua pietra, o fratel mio, gemendo
il fior de’ tuoi gentili anni caduto."

Ugo Foscolo In morte del fratello Giovanni







Le film de Valerio Zurlini Cronaca familiare, sorti en France sous le titre Journal intime, est l’adaptation d’un récit de Vasco Pratolini, dans lequel il évoque la mort de son frère, et le rapport difficile et tourmenté qu’il eut avec ce frère cadet. Le film suit fidèlement la trame du livre, et en reproduit magnifiquement le cadre : une Florence périphérique, dépouillée et automnale, telle qu’elle apparaît dans les peintures d’Ottone Rosai, dont on peut d’ailleurs voir à plusieurs reprises l’un des tableaux dans le film. Zurlini est resté également fidèle à l’esprit de Pratolini: la tragédie n’y sombre jamais dans le pathos et le mélodrame, grâce en particulier à une mise en scène sobre et retenue, et à l’interprétation magistrale des trois principaux acteurs, Marcello Mastroianni, Jacques Perrin (les deux frères) et Sylvie, qui joue le rôle de la grand-mère.

Dans les suppléments qui accompagnent le film restauré dans le DVD récemment paru en Italie, le grand chef-opérateur Giuseppe Rotunno raconte une anecdote relative à l’une des séquences du film, celle où le frère aîné joué par Mastroianni rend visite à sa grand-mère, retirée dans un hospice. La scène a été tournée dans un couvent de Florence, par une journée grise, au ciel lourd de nuages. Pourtant, au moment précis où Mastroianni et Sylvie se retrouvent et s’embrassent, le soleil est soudain apparu, et on voit nettement à l’écran les dalles et les murs du couvent qui s’illuminent autour des personnages. Pour le spectateur, ce détail passera peut-être inaperçu à une première vision, mais il me semble particulièrement révélateur de la grâce miraculeuse dont tout le film est empreint.






Extraits de l'entretien entre Jean Gili et Valerio Zurlini, réalisé à Rome en juin 1977. L'entretien a été publié dans l'ouvrage de Jean Gili Le cinéma italien, paru en 1978 dans la collection 10 / 18.

Jean Gili : Avec Cronaca familiare, vous avez sans doute réalisé l’un de vos plus beaux films.

Valerio Zurlini : Cronaca familiare aurait dû être mon premier film. Je suis allé voir Pratolini pour faire sa connaissance après avoir lu Cronaca familiare, un livre qui m’avait touché d’une manière incroyable. Là naquit l’amitié avec Pratolini et là naquit l’idée un peu folle – nous étions en 1952 – de tourner en couleurs Cronaca familiare. Si ce film s’était fait à cette époque, nous aurions été sur des positions de totale avant-garde. Lorsque plusieurs années plus tard, on me proposa de reprendre ce projet, j’acceptai car il est évident que Cronaca familiare n’avait pas vieilli. Je me retrouvais frais face à l’idée d’adapter ce livre. Quand on me demandait comment il était possible de penser à ce livre pour en faire un film, j’ai toujours répondu que l’unique difficulté était de décider de le faire, aucun film n’était plus facile à réaliser une fois trouvé les personnages. Dans ce film, j’ai consciemment aboli les mouvements d’appareil, la composition quelquefois un peu élaborée de mes plans, je réduisis à rien les costumes, l’évocation historique fut donnée par quelques symboles, je crus à la «staticité», aux dialogues, aux répliques littéraires très longues, je crus en un film apparemment sans histoire. L’important, c’était de décider de le faire.

J.G. : Le scénario du film est très proche du livre de Pratolini.

V.Z. : J’ai été absolument fidèle au livre, j’ai même ajouté certaines choses qui manquaient dans le livre et qui rendaient quelques pages un peu inexplicables. Au fond, en cela, le cinéma est un terrible révélateur par rapport à la littérature : ce qui passe dans la page écrite passe difficilement spontanément dans l’image. Le cinéma a vraiment besoin d’une vérité parce que n’ayant pas le lyrisme de la mémoire, du souvenir, du mot, il s’ancre encore plus à des faits, à des sentiments. Il me sembla qu’il manquait dans le livre certaines pages et je demandai à Pratolini de les écrire. Pratolini reconnut que ces pages manquaient, il m’en dit même la raison : il accepta d’écrire quelque chose qui racontait symboliquement ce que pouvait avoir été l’opposition entre son frère et lui. De fait, il existe dans le film deux séquences qui n’existent pas dans le livre, mais ces deux séquences sont aussi de Pratolini.



J.G. : Votre souci de lire le livre de Pratolini avec une rigueur extrême et d’en tirer un scénario parfaitement articulé témoigne d’un niveau d’exigence présent dans toute votre œuvre.

V.Z
. : Il s’agit par-dessus tout d’une exigence intérieure : je ne réussis pas à tourner si je ne crois pas à fond à ce que je fais. Vraiment, je n’y réussis pas ; selon moi, la pellicule se rayerait ou l’objectif se casserait. Par-dessus tout, il se produit quelque chose en moi : je ne réussis pas matériellement à dire moteur, à aller au studio. Cela explique la très longue gestation de mes scénarios. Lorsque j’arrive à la fin, je remets tout en discussion. J’ai jeté très souvent des centaines de pages que maintenant je regrette : peut-être que parmi ces scénarios, il y en avait certains de bons.

J.G. : Dans Cronaca familiare, le rapport entre situation historique et aventure personnelle est traité de manière très allusive.

V.Z. : J’ai pris ces années et j’ai donné des notations historiques uniquement à travers de très rares allusions. Le livre était daté et je n’ai pas pu le détacher complètement de ce qu’était la dimension historique. J’aimerais arriver à faire quelque chose qui puisse nier le concept tolstoïen dont j’ai déjà parlé. Pour moi, l’idéal serait de faire un film sur des sentiments à l’état pur, en dehors de tout conditionnement social. Je ne sais pas si cela est possible, s’il est possible que naissent des sentiments sans conditionnement social, cela reste à vérifier. C’est une tentative que je suis en train de faire.



J.G. : Vous apportez, me semble-t-il, un soin très grand à choisir les lieux de tournage de vos films. Ainsi, la Florence de Cronaca familiare assume une fonction plastique qui revoie à la signification même du film.

V.Z. : Cela vient d’un phénomène d’identification : mes repérages sont toujours très longs. Dans Cronaca familiare, il y a même le souvenir, la tendresse, l’amour, la sympathie et toute la familiarité que j’ai eus avec Rosai dont les tableaux me conduisaient à retrouver des endroits de Florence que je n’avais pas trouvés lorsque je préparais mon premier film. Quand je fis les repérages pour Le ragazze di San Frediano, je fis en réalité les repérages pour Cronaca familiare : je cherchais à découvrir une Florence qui me soit très personnelle et chère. Quand, huit ans après, je revins pour tourner Cronaca familiare, ces mêmes lieux avaient acquis une dimension supplémentaire qui était la dimension de la mémoire : je retrouvais ma vie de huit ans auparavant. Cela explique cette étrange et lucide patine qu’il y a sur les images. Dans La prima notte di quiete, je suis allé retrouver les lieux perdus de mon enfance. J’ai retrouvé ces lieux complètement changés : j’ai vu de gros immeubles là où autrefois il y avait de petites villas ; des routes goudronnées et entourées d’hôtels là où il y avait des chemins de terre battue bordés de platanes. Je suis resté presque un mois sur les lieux avant de tourner, à humer tous les parfums, tous les souvenirs, tous les poisons les plus subtils. Par la force des choses, à l’intérieur de moi se construit quelque chose qui donne au paysage son importance dans le film.

J.G. : Le paysage devient un élément portant du film.

V.Z. : Il ne peut pas en aller autrement. Je ne choisirais jamais une ville que je ne connais pas ou sinon j’approfondirais ma connaissance de manière très attentive avant de commencer à travailler. Vis-à-vis d’un lieu, il faut que je réussisse à construire quelque chose dans mes sentiments, sinon il faut que j’en change. Lorsque je fis les repérages pour Il giardino dei Finzi-Contini [projet de Zurlini, le film sera finalement réalisé par Vittorio De Sica], je construisis un plan idéal de Ferrare, un plan qui allait de Modène à Ferrare, de Plaisance à la Lombardie. Je voulais trouver cette Ferrare idéale. D’autre part, en cela aussi j’ai un maître illustre qui construisit un plan idéal de ville, Piero della Francesca.





Tableaux d'Ottone Rosai : en haut, Via Lupo, 1933 ; en bas, Via Toscanella, 1922 (Source )


On peut voir ici un passionnant entretien filmé avec Jean Gili et Jacques Perrin, autour du film Cronaca familiare.

vendredi 18 mai 2012

Bleu






Les oiseaux de mer ne voient pas le bleu.
C'est le vers important que propose au passage
La prose, en page quatorze, d'un reportage
Du journal que j'appuie au pichet de vin bleu.

Aveugles à leur bleu la couleur de leur vie.

Je recevais, mêlée aux hors d'œuvre moyens
Cette bribe de vérité universelle
Dispensée au buffet de la gare d'Amiens
(Ou était-ce à la Brasserie universelle ?).

Marcel Thiry Songes et Spélonques, Gares et passages, 1973








Images : en haut,  Site Flickr

en bas, Sergio Sorgiovanni  (Site Flickr)


jeudi 17 mai 2012

Quasi un urlo (Presque un cri)






Il mare è tutto azzurro.
Il mare è tutto calmo.
Nel cuore è quasi un urlo
di gioia. E tutto è calmo.

Sandro Penna   Poesie, Garzanti Ed.

La mer est toute bleue.
La mer est toute calme.
Dans le cœur c'est presque un cri
de joie. Et tout est calme.

Traduction : Bernard Simeone








Images : en haut, Gérard Pesson, Après une lecture de Penna (Source de l'image)

en bas, Site Flickr

samedi 12 mai 2012

« Pur ti miro... » (« Enfin, je te regarde... »)


Invention de Crémone


Deux voix nouées, entrelacées, du lierre qui grimpe, «Pur ti miro, pur ti godo», regard et jouissance, aiguilles souples, accordées. Deux amants freinant l’extase, attente ou consomption, leurs inflexions qui se perdent, leur tendresse égarée, en eux le triomphe à nouveau de la convoitise. Enfin leur duo plus étale, promettant une paix scandaleuse... Dans la houle qui les porte vers le haut, ils surnagent une dernière fois, leur sublimation les incarne : «pur ti stringo, pur ti annodo», l’étreinte et le nœud des membres, dits, susurrés a cappella, et qui vibrent sur le Torrazzo, minaret plus que campanile, vibrent dans la mémoire, car ici aucune de ces deux voix n’est présente et je découvre, entre baptistère et palais communal, les apprêts d’une soirée politique à la veille d’un référendum sur les monopoles. Des élèves du conservatoire répètent une sonate ou, indifféremment, des morceaux de rock, sous les yeux des derniers promeneurs, des premiers militants, les uns les autres conformes jusqu’à l’inexistence. «Io son tua, tuo son io», feu lointain sous une pluie fine et tenace : je suis tienne, je suis tien, je suis à toi, dis-le, dis-le, que je suis à toi, «speme mia dillo, dì»...




Derrière la façade que j’observe, Ingegneri, musicien du dôme, fut le premier maître du «nouvel Apollon vivant sur la montagne verte» avant son départ pour Mantoue. La belle jeunesse lombarde, à présent regroupée à la terrasse de l’unique café, sous les arcades, et qui attend dans un silence politiquement correct un meeting compromis par la pluie et le faible militantisme, prononce-t-elle jamais le nom de Claudio Monteverdi ? Le duo final de l’Incoronazione lui donne tort et raison, tort et raison à l’oubli : Néron et Poppée, libérés d’Octavie, de Sénèque, y célèbrent, en notes apparemment pures, le triomphe d’un amour jailli tout droit, suave et neuf, de la trahison, du suicide imposé, du meurtre. Quelques accords diaphanes, et le voici lavé, cet amour, de son épaisseur de sang, de sa stratégie. Une entière absolution lui échoit de par sa victoire, une équivoque au cœur de la musique, une équivoque est la musique même...



Jeunesse à l’infini décalquée, bienséance nordique, amnésie postmoderne, ce que j’entrevois sur une des places les plus scénographiques d’Italie, est-ce l’humanité du «dieu de la Musique», pour certains vrai génie de ces lieux, ou, comme le duo des amants, une leçon, profondément apprise, de cynisme angélique ?

La pluie achève son travail et disperse loin de l’estrade les acteurs d’une soirée jamais commencée : je peux écouter jusqu’au sommeil la coda de l’étreinte dans les rues luisantes et désertes, les deux voix qui vibrent d’ambiguïté, s’élancent vers le haut, plongent dans l’humain.

Bernard Simeone Acqua fondata, éditions Verdier, 1997






Images
: en haut, Andrea Merli (Site Flickr)

au milieu, Matteo Redaelli (Site Flickr)

en bas, Manuel Palomino Arjona (Site Flickr)

Source de la vidéo : Site YouTube

vendredi 4 mai 2012

La Danse de Salomé



"Erode : ... Ma questa sera sono triste. Dunque, danza per me. Danza per me, Salomè, te ne supplico. Se tu danzi per me potrai chiedermi tutto quello che vorrai, e io te lo donerò. Si, danza per me, Salomè, ed io ti donerò tutto ciò che mi chiederai, fosse anche la metà del mio regno."





Andavo un giorno da ragazzo nel Duomo di Prato, con altri miei compagni, a vedere danzare Salomè. O gentilezza di Filippo Lippi, quanto mi sei stata buona maestra nell’insegnarmi che la nudità è casta ! E non c’era nulla di strano, per noi ragazzi, seduti in silenzio negli stalli del coro, dietro l’altar maggiore, che Erode e Erodiade e i cortegiani e i paggi, seduti intorno alla lunga tavola lucente di candidi lini e scintillante di cristalli, e i servi con i vassoi delle vivande e le brocche del vino, guardassero con occhio tranquillo la giovane danzatrice, vestita di veli trasparenti che lasciavan nude allo sguardo le teneri carni e la peluria bionda e le ombre segrete. Che facevan di male Erode e Erodiade e i commensali e i servi ? Miravano quella giovinetta nuda, così pudica nel gesto del piede alzato, del viso lievemente piegato sulla spalla, i piccoli seni rosei e fermi sotto la trasparenza dei veli : e anche la testa di Giovanni, servita lessa nel vassoio d’argento, apriva gli occhi estatici, né v’era ombra di pudore offeso in quegli occhi, né desiderio né noia, ma solo il piacere che danno le cose belle e pure. 

Finché le campane, dall’alto del bel campanile di pietra grigia e di marmo verde di Figline, mandavano i loro gravi, profondi rintocchi, e l’onda sonora scompigliava i veli di Salomè, che nella penombra del coro ci appariva per un istante nuda fino all’inguine. Alle voci dei canonici, che ad uno ad uno uscivano dalla sacrestia per venire a cantare il vespro, andavamo a nasconderci, in fondo al coro, sotto la gran vetrata : i canonici si sedevano negli stalli, chiudevan gli occhi, e si mettevano a cantare a occhi chiusi, per non vedere Salomè. 

No, non chiudevano gli occhi : fingevano di chiuderli. Miravano Salomè tra le ciglia socchiuse, di sotto in su, e cantavano. Poiché gli occhi, in Italia, anche quelli dei preti, son fatti per guardare, e gli italiani hanno occhi bellissimi, avidi e vivi, che succhiano il miele che è nelle immagini, come fanno le api. Direi che gli italiani si nutrono con gli occhi : ed è forse per questa ragione che non muoiono di fame. Ma succhiano solo il miele, non il succo amaro, non il sangue e la carne che son dietro le immagini. Non penetrano nelle corolle, dentro le cose. Poiché il proprio degli italiani è veder soltanto quel che appare : l’immagine delle cose, non la sostanza. Sono, per questa ragione, impropri alla filosofia, e ad ogni specie d’introspezione. Il mondo segreto, l’interno, o meglio l’inferno delle cose, è sconosciuto agli italiani. Non che sia loro precluso : non lo vedono, e non lo vedono perché non ha per loro nessun interesso.

Curzio Malaparte  Benedetti italiani Vallecchi Ed. 1961

J’allais un jour, encore enfant, avec quelques camarades, au Dôme de Prato pour voir danser Salomé. Ô grâce de Filippo Lippi, quelle bonne leçon tu m’as donnée en m’apprenant que la nudité est chaste ! Pour nous, jeunes garçons assis en silence dans les stalles du chœur, derrière le maître-autel, il n’y avait rien d’étrange à ce que Hérode, Hérodiade, les courtisans, les pages, autour de la longue table luisante de lin blanc et scintillante de cristaux, et les serviteurs avec les plateaux chargés de mets et les jarres de vin, rien d’étrange à ce que tous regardent d’un œil tranquille la jeune danseuse vêtue de voiles transparents qui laissaient entrevoir les tendres chairs, le duvet blond, les ombres secrètes. Que faisaient là de mal Hérode, Hérodiade, les commensaux et les serviteurs ? Ils regardaient cette jeune fille nue, si pudique avec son pied levé, sa tête légèrement penchée en arrière, ses petits seins roses et fermes sous la transparence des voiles. La tête du Baptiste elle-même, servie sur un plat d’argent, ouvrait des yeux extasiés, et il n’y avait pas la moindre ombre de pudeur offensée dans ces yeux, aucun désir ni reproche, mais uniquement le plaisir que procure la contemplation des choses belles et pures.




Mais à un moment les cloches, du haut du beau campanile de pierre grise et de marbre vert de Figline, faisaient entendre leurs appels graves et profonds ; et l’onde sonore dérangeait les voiles de Salomé qui, dans la pénombre du chœur, nous apparaissait un instant nue jusqu’à l’aine. En entendant les voix des chanoines, qui l’un derrière l’autre sortaient de la sacristie pour venir chanter les vêpres, nous allions nous cacher au fond du chœur, sous le grand vitrail. Les chanoines s’asseyaient dans les stalles et se mettaient à chanter les yeux fermés pour ne pas voir Salomé.




Non, ils ne fermaient pas les yeux : ils faisaient semblant de les fermer. Ils admiraient Salomé par en dessous, à travers leurs cils baissés, et ils chantaient. Parce que les yeux, en Italie, y compris ceux des prêtres, sont faits pour regarder ; et les Italiens ont de très beaux yeux, avides et vifs, qui sucent le miel des images comme font les abeilles. On peut dire que les Italiens se nourrissent par les yeux : c’est sans doute pour cette raison qu’ils ne meurent jamais de faim. Mais ils ne sucent que le miel, pas le suc amer, ni le sang ni la chair qui sont derrière les images. Ils ne pénètrent pas les corolles, l’intérieur des choses. Parce que le propre des Italiens, c’est de ne voir que ce qui apparaît : l’image des choses, pas la substance. C’est pour cette raison qu’ils ne sont guère doués pour la philosophie, ni pour aucune sorte d’introspection. Le monde secret, l’intérieur, ou pour mieux dire l’enfer des choses, reste inconnu pour les Italiens. Ce n’est pas qu’il leur soit fermé, mais ils ne le voient pas ; et ils ne le voient pas parce qu’il n’a pour eux aucun intérêt.

(Traduction personnelle)


Images : Filippo Lippi, Le Festin d'Hérode (détails)  Cappella Maggiore, Duomo di Prato