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vendredi 22 février 2013

L'Étranger




Ce ton fier qu'ils prennent, si souvent, pour vous informer qu'ils ne lisent «jamais de livres» ! Il peut très bien s'agir d'«intellectuels», d'ailleurs. Mais il est bien inutile, la plupart du temps, qu'ils nous préviennent. Nous aurions eu tôt fait de nous aviser par nous-mêmes de ce qu'ils nous révèlent avec tant de satisfaction : car entre les lecteurs de livres et le reste du monde, la différence est bien loin de se limiter à ce seul point, qui n'est en général que l'indice, ou peut-être la cause, de bien d'autres antinomies. La disparité, quoiqu'elle soit bel et bien culturelle, ne relève pas forcément d'une inégalité de culture, car on peut être très savant, de nos jours, sans jamais lire de livres, de livres «littéraires», en tout cas, disons pour simplifier de littérature. En revanche, fréquenter ou non la littérature, ce sont, pour ainsi dire, deux manières d'être au monde, et de le voir. Le sens n'a pas le même sens, dans les deux cas, ni surtout la même consistance. Et si la remarque est vraie pour les individus, elle l'est bien davantage à propos des sociétés. Pour la première fois depuis plusieurs siècles, nous ne vivons plus dans une civilisation littéraire, c'est-à-dire dont la référence essentielle, quant au langage, quant aux manières, quant aux valeurs, soit la littérature. Sans doute est-ce la raison pour laquelle ceux d'entre nous qui restent fidèles au livre se trouvent si mal à leur aise parmi leurs contemporains. La courtoisie, par exemple, avec l'abstraction qu'elle suppose, la médiateté de sens qu'elle implique, la conscience qu'elle exige du caractère de rôle dont se parent, dans les rapports qu'elle instaure, aussi bien le je que le vous, la courtoisie ne peut plus avoir cours, dans un monde que la littérature cesse d'enseigner ; les relations sociales y obéissent à d'autres codes, presque aussi complexes, à la vérité, mais qui ne sont pas perçus par leur usagers comme des codes : la sincérité, l'authenticité, le naturel, le «sympa». L'homme qui lit des livres ne peut que s'y sentir étranger

Renaud Camus  Esthétique de la solitude, Editions P.OL, 1990








Images : Renaud Camus  (Site Flickr)



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