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samedi 16 mars 2013

Sangue a teatro (Du sang au théâtre)




Je cite ici un nouvel extrait du livre de Masolino d'Amico, Lampadine :

Les décadents français redécouvrirent avec volupté le théâtre barbare et impitoyable des auteurs élisabéthains, et Marcel Schwob consacra le plus inspiré de ses «portraits imaginaires» à Cyril Tourneur, dramaturge dont on ignore tout de la vie, et qu’il présente comme le fils d’un dieu et d’une prostituée. De son côté, Maurice Maeterlinck, l’auteur de Pelléas et Mélisande, a traduit Dommage qu’elle soit une putain, la célèbre tragédie de John Ford, située dans l’Italie corrompue de la Renaissance, et centrée, comme l’on sait, autour d’un inceste. Le clou de la pièce est le moment où Giovanni, qui a engrossé sa sœur Annabella, ayant appris que l’époux de celle-ci a tout découvert et qu’Annabella, repentie, lui a demandé pardon, la tue, puis se donne lui-même la mort. Le meurtre n’a pas lieu sur la scène, mais l’effet saisissant se situe tout de suite après, quand Giovanni se présente devant son beau-frère et les invités d’un banquet en brandissant une épée dans laquelle est fiché le cœur sanglant qu’il vient tout juste d’arracher de la poitrine de sa sœur. 
Anticipant d’une vingtaine d’années les théories d’Artaud sur le théâtre de la cruauté, les maîtres d’œuvre de la première représentation parisienne de la tragédie de Ford décidèrent de provoquer un choc dans le public, et ils placèrent sur la pointe de l’épée de Giovanni un cœur d’agneau, à peine sorti de chez le boucher. Mais cela n’impressionna guère les spectateurs. 
Quelqu’un fit remarquer alors que le cœur d’agneau ne faisait pas  penser à un vrai cœur : il était trop sombre et trop petit. Pour la deuxième représentation, on essaya avec un cœur de bœuf. Mais on n’apercevait depuis la salle qu’une sorte de paquet informe et rougeâtre. Personne ne comprenait ce que cet objet était censé représenter. 
Finalement, par désespoir, on décida de renoncer au vérisme, et un accessoiriste mit au bout de l’épée un morceau de tissu écarlate roulé en boule et recouvert de paillettes scintillantes. 
Et ce soir-là, à l’entrée de Giovanni, la salle tout entière poussa un unique cri d’horreur. 

Masolino d'Amico  Lampadine  il Mulino Ed. 1994 (Traduction personnelle)










Images : Addio, fratello crudele, de Giuseppe Patroni Griffi (1971)



2 commentaires:

  1. Dans cet extrait, il y a presque toute la "théorie" du cinéma ( et du spectacle ) : donner à voir du faux , de l'artifice, de l'exagéré, du beaucoup plus grand que la vie, uniquement pour entretenir de l'âme et du sens ( bref, de la vie.)
    En somme tout le contraire du cinéma d'aujourd'hui.

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    1. Oui, et je pense à ce propos à la scène du film de Fellini "E la nave va" (entièrement tourné en studio à Cinecittà) où l'on voit deux passagères qui contemplent le crépuscule sur le pont du bateau en s'exclamant : "Che bel tramonto, sembra finto !" ("Quel beau coucher de soleil, on dirait qu'il est faux !").

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