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mercredi 5 juin 2013

Des voix...



 "Qui parle ? Qui parle là ?"





Des voix s’entendent cependant, des voix. Voix sur un lac, venues de l’autre rive : matin d’hiver à quarante ans, entre Tessin et Lombardie, après le plaisir. Voix des laboureurs qui se hèlent aux confins de leurs champs, sur l’autre versant de la vallée : brumeuse et grasse après-midi d’automne, dans l’air blond de Lomagne. Rire à peine étouffé de servantes qu’on n’apercevra pas, au profond d’une auberge turque. Qu’aurais-je aimé ?

 Ces mélodies sont belles, il va sans dire. Mais elles sont chantées dans une langue que l’on ne connaît pas. Et même quand leurs paroles sont françaises, il semble que l’art de se faire comprendre, pour les chanteurs et les chanteuses, se soit perdu à jamais. 

D’ailleurs ces maigres épiphanies sont de plus en plus rares, hélas. Et puis il ne faudrait pas croire, trop généreux lecteur, qu’elles soient toujours de la plus haute qualité spirituelle, non plus, ou poétique, loin de là. Leurs occurrences n’ont pas nécessairement pour cadre, il importe de le savoir, des lieux depuis toujours désignés par la grâce, ou seulement choisis par l’obstination d’un long désir : ce n’est pas à chaque fois le pied d’un grand arbre touffu, sur la plate-forme étroite de la plus élancée des tours gibelines, au cœur du vieux Lucques, haut au-dessus des toits (voilà une femme qu’il regrette, par exemple ! Une Géorgienne, rien de moins : qu’a-t-elle bien pu devenir ? Mais les Géorgiennes qu’on a aimées en Toscane maritime quand elles avaient vingt-cinq ans en ont toujours trente-cinq aujourd’hui, ou quarante, l’avez-vous remarqué, et elles sont invariablement mariées à des professeurs d’université du Middle West, sympathiques en diable, au demeurant, pas jaloux du passé pour un sou, qu’ils disent, mais à la magnanimité un peu démonstrative, tout de même, et de toute façon ennuyeux comme la pluie) ; ni le cloître de San Juan de Duero, près de Numance (on y a dormi quelques minutes dans l’herbe jaunissante, la nuque sur une hanche, la nuque sur une hanche) ; ni la grande chambre fraîche d’un fortin génois, au cœur de l’île de Naxos (les longs voilages se soulèvent au gré d’un vent léger, pour le coup, et le luxe des luxes, c’est de ne pas voir la mer…) (Une jeune fille à natte y travaille avec beaucoup d’application, semble-t-il, penchée en avant, coudes écartés sur la très vaste table qui fait face à la fenêtre, le dos tourné à la porte entrebâillée où se mène, dans un méchant sabir héllénico-britannique, la négociation pour une éventuelle location ; pas un instant elle ne tournera le visage, ni sa nuque frémira-t-elle de la tentation d’un coup d’œil. Or cette jeune fille…) (Quel nom Achille avait-il pris, lorsqu’il se cachait parmi les femmes ?)

Renaud Camus  L'Épuisant désir de ces choses  Éditions P.O.L, 1995






Images : en haut, Site Flickr

en bas, Site Flickr



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