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mercredi 28 août 2013

À la fin de l'été




Un après-midi que nous avions été nous baigner, j'avais trouvé un air étrange à notre petite crique, sans qu'il me fût possible de savoir en quoi elle était différente des autres jours. Je m'étais assis sur les rochers, et je regardais Marie se promener au bord de l'eau. La mer était grise, qui s'étendait sous un ciel blanc voilé. L'eau clapotait à peine, opaque, légèrement inquiétante, d'un gris de plomb, ou de lave, comme dans un bassin artificiel au voisinage d'une centrale nucléaire. Nous nous étions trempés dans cette mer visqueuse, chaude et huileuse, qui rafraîchissait à peine les corps, restant l'un derrière l'autre car Marie avait aperçu des méduses et nageait devant moi avec son masque, me traçant un chemin dans l'eau pour les éviter, tout en se retournant pour me signaler du doigt leurs emplacements respectifs sous la mer avec une jubilation évidente (plus près nous étions du danger, plus son doigt s'agitait fébrilement à son plus grand bonheur).




Nous étions sortis de l'eau, et nous nous faisions sécher sur les rochers, regardant la mer grise qui clapotait devant nous dans cette atmosphère de fin du monde. Il faisait lourd, l'atmosphère était étouffante, on percevait la nervosité des insectes qui venaient se coller à la peau. Il y a des jours ainsi, à la fin de l'été, qui restent confinés du matin au soir dans cette chaleur statique qui enveloppe les corps et engourdit l'esprit, et je finis par me rendre compte que ce qui rendait la crique si étrange ce jour-là, c'était qu'il n'y avait plus de bleu dans le paysage. On eût dit que, à l'aide d'un logiciel de  retouche d'image qui permet d'enlever une seule couleur à la fois, le bleu avait été entièrement effacé du décor sans que le reste de la gamme chromatique en eût été affecté. Le bleu avait disparu, le bleu habituel, le bleu radieux, le bleu éclatant du ciel et de la mer, le bleu endémique de la Méditerranée, s'était évaporé de la nature. Tout n'était que brume de chaleur et blanc ouaté saturé de lumière. Il n'y avait pas un souffle de vent, pas d'air, rien, pas la plus légère brise pour faire onduler un jonc dans la crique — comme si le vent accumulait ses forces pour la tempête qui se déclencherait dans la nuit.

Jean-Philippe Toussaint  La Vérité sur Marie  Éditions de Minuit, 2009






Images, de haut en bas :


(2) et (3) Site Flickr

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