Translate

jeudi 5 septembre 2013

Un jour d'absence au monde




De Saint-André il faut faire une légère excursion hors de l'excursion, suivre la petite route qui passe derrière l'église (à gauche de la route principale), dépasser le domaine de l'Euzière et descendre au-dessous de celui de Vareilles, ou Vareilhes, pour rejoindre le pont du même nom, sur la Buèges. 

Ce pont est un peu moins et un peu plus qu'un pont : une simple passerelle, si l'on veut ; mais solide, très solide, et sans âge, où le rêve donne au mythe rendez-vous. Marcheurs et cavaliers pouvaient seuls l'emprunter, aucune voiture ne l'a jamais franchi, il est beaucoup trop étroit. Peut-être est-il moins ancien qu'il n'en a l'air, on jurerait qu'il a toujours été là. Et même de hâtives restaurations au ciment paraissent marquées de la mousse des siècles, pour ne pas dire des millénaires.







Ce pont appartient extraordinairement au pays, on tirerait sur lui tout viendrait, l'heure aussi, les aiguilles s'arrêteraient à nos montres. Sa qualité de présence est incomparable, sauf à sa qualité d'éternité. Et pourtant il pourrait être n'importe où, dans un poème persan du treizième siècle, dans une strophe du romancero, dans un film de Pasolini ou de Téchiné, dans une églogue de Théocrite. C'est un pont de souvenir d'enfance et de lithographies romantiques, de baignades et de premiers émois, de légendes et de pactes trahis, de regards longs et de cris d'adolescentes chatouillées. Pas un bruit, pourtant, sinon celui de la rivière, et peut-être un frémissement, parmi les buissons d'alentour. Pas sûr : Mon doute, amas de nuit obscure, s'achève / En mains rameaux subtils qui, hélas… Mais autant et plus que du Prélude à l'après-midi d'un faune, la meilleure écoute qu'on puisse jamais avoir de la sonate pour flûte, alto et harpe, ce doit être accoudé à ce parapet-là, par bribes de souvenirs mêlés à la lumière de midi, un jour d'absence au monde et d'oubli imprudent des factures, de faux printemps et d'amour voletant, qui ne sache trop où se poser.




Les rochers du lit de la rivière ont la délicatesse de ménager sous vos yeux une sorte de piscine, en avant de la première arche – un creux où l'eau est plus profonde, plus verte et plus tranquille. Et certainement on y sauterait en se pinçant le nez, parmi les rires des condisciples et leurs aspersions dorées, si l'on était un enfant tunisien vers 1895, lors d'un voyage d'André Walter, ou bien un écolier français sous Louis XV, ou sous le président Fallières. 

Que de pareilles scènes aient eu lieu ici ou non, je n'en sais rien. Il importe peu, comme on dit quand il importe fort. Aujourd'hui tout est silence, en tous cas, recueillement réel ou feint, inadvertance, abandon. Que si l'on désire plus de solitude encore, plus d'éloignement du monde et de ses fermes perdues, on peut remonter à pied le cours de la Buèges, par des sentiers broussailleux, le long de gorges sinueuses. Sinon, il suffit de revenir à la "grande" route. Le point de ralliement est à Saint-Jean de Buèges, de toute façon. 

Renaud Camus  Le Département de l'Hérault  Editions P.O.L, 1999






 Images, de haut en bas :

(1) et (2)  Source

(3)  Source

(4)  Source

(5) Fabien  (Site Flickr)



1 commentaire:

  1. Texte et photos magnifiques. Titre énigmatique... On aimerait parfois être absent au monde... Faire le dos rond et patient comme ce vieux pont de pierre et se perdre dans le fil de l'eau en rêvant d'un monde meilleur...

    RépondreSupprimer