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dimanche 20 octobre 2013

L'écho des voix perdues




Dans son dernier ouvrage paru, Marguerite et les grenouilles, Marie Ferranti réunit des chroniques, des histoires et des portraits autour de Saint-Florent, la petite ville corse où elle vit, dans la région du Nebbiu, tout près de Bastia et du désert des Agriates, qu'elle a évoqué dans l'un de ses romans. Elle fait revivre le passé étonnant de cette belle cité que l'on a pu parfois comparer à Saint-Tropez, avec les grands personnages qui s'y installèrent, comme l'excentrique anglais Warden Wilcott, passionné de chasse à courre, qui y fit bâtir un château écossais dans l'anse de Fornali, ou le comte Jean de Beaumont et son épouse Paule, propriétaires du domaine de Campu di Fiori, où ils recevaient leurs amis célèbres, hommes politiques, grands patrons, écrivains, artistes... Mais à côté de ceux que l'on n'appelait pas encore des people, on retrouve dans l'ouvrage plusieurs générations d'habitants de Saint-Florent, pêcheurs, commerçants, viticulteurs, hôteliers, que Marie Ferranti interroge et dont elle raconte l'histoire avec beaucoup de chaleur et parfois de nostalgie pour un temps et un monde qu'elle voit peu à peu disparaître. Je cite ici un chapitre de l'ouvrage consacré au concert d'un groupe de chanteurs corses, I Campagnoli :

Dans la cathédrale du Nebbiu, sur le maître-autel, les lys blancs, la corolle largement ouverte, ploient sous la chaleur. Du fond de l’église, un gros projecteur éclaire les hautes colonnes, vieilles de près de mille ans, marquées du sceau des chevaliers de Malte. La coupole du chœur est dans l’ombre. Décorée à fresques, dont il ne subsiste que des fragments aux couleurs presque effacées, au dessin aboli. 
Devant moi, l’autel est vide. L’usure des dalles de pierre contraste avec le marbre des balustrades, le clinquant des moulures, des ornementations colorées ajoutées au fil du temps, comme si l’austérité des lignes avait eu besoin d’être rehaussée de stucs, de couleurs vives, de marqueterie de pierre, d’un ostensoir en bois doré. Débris d’art baroque, englouti dans la splendeur nue de la cathédrale romane : au-dessus d’un grand crucifix, un masque mortuaire du Christ semble déjà saisi par la rigor mortis, la tête encore couronnée d’épines.




Les lumières s’éteignent. Comme s’ils voulaient être confondus avec l’ombre, quatre hommes, tout de noir vêtus, se présentent sur l’autel. Le chant s’élève, sans autre artifice que celui de la beauté apprise des anciens dans la ferveur. 
Longtemps négligée par ceux qui étaient incapables de la reconnaître, cette beauté jaillit toute vive. Cette lamentation sur le jadis perdu, enclose dans la raucité des voix, est portée par a secunda — la voix principale, celle de Guidu Calvelli, qui se détache des autres et donne toute l’ampleur de cette mélancolie archaïque. 
Regrets ressassés de l’amour perdu, mais aussi de l’ami disparu, de la voix qui fait défaut, manquera à jamais et après laquelle on languit encore : celle de Tittu, leur compagnon de chant, mort dix ans plus tôt. Ils chantent l’amicizia c’un si more. « L’amitié qui ne meurt pas. » 
Ainsi Homère, dont on dit que les bergers corses connaissaient par cœur des chants entiers de l’Iliade, montrait-il Achille pleurant la perte de son ami Patrocle, tué par Hector. Et le cri de douleur poussé par Achille, à l’annonce de la nouvelle de la mort de son ami, « cri affreux que sa mère entendit du fond de la mer où elle était assise avec ses sœurs, les nymphes », s’est métamorphosé, par la grâce du chant, en déploration moderne.

Marie Ferranti   Marguerite et les grenouilles  Editions Gallimard, 2013




"Fiancu à fiancu simu, amicu, per l'eternità / E la to voce ci porta." ["Nous sommes côte à côte, ami, pour l'éternité / Et ta voix nous porte."]









Images : (1) Vincentello (Site Flickr)



(4) Marie (Solea20  Site Flickr)



Vidéo : Fora di strada Portrait de Marie Ferranti (première partie), (deuxième partie)

1 commentaire:

  1. Ce billet est une merveille. Un lieu et un écrivain que mon amie m'avait fait découvrir. Vous êtes comme Chronos, cher Emmanuel, vous rendait le temps circulaire et marchant dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, vous m'offrez une joie indicible. Merci pour le texte, les photos, le splendide reportage tourné dans les rues de Saint-Florent avec Marie Ferranti.
    Un mystère demeure dans certains chagrins. On ne sait pourquoi un jour des volets se sont fermés...

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