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vendredi 11 octobre 2013

Un regard




Festival de Venise, septembre 1937. San Marco est devenu un vrai salon de réception, toujours en fête. 
Mais ce qui met en émoi la Place Saint Marc et la Riva degli Schiavoni, c’est la présence dans ces parages de Marlène, la grande Marlène. 
La voilà qui apparaît suivie par une cohorte de curieux qui grossit sans cesse jusqu’à la cacher complètement. 
Les gens accourent depuis les rues voisines, avertis par l’appel marin des buccins, ou par les coups de canons qui annoncent l'arrivée d'une escadre navale : tous accourent, et depuis les arcades et les corniches du Palais Ducal, tous les pigeons descendent en piqué vers la place. 
La voilà la voilà, Marlène : on l’escorte jusqu’au café Florian ; une jeune fille l’accompagne — sa fille ? mais ce n’est pas une enfant, et elle semble plus grande et plus jolie qu’elle. Un homme la suit ;  il a un regard perçant, un aspect ostensiblement exotique, presque colonial, un visage enflammé par une moustache blonde : c’est Sternberg, le célèbre et génial cinéaste. Avec eux, il y a aussi trois personnes à l’aspect neutre et banal. 
Ils se sont assis à une table proche de la mienne, sur la place. 
Les bras de Marlène sont nus et maigres ; elle porte un petit chapeau vert tyrolien. C’est tout à fait elle, comme on pouvait la voir sur l’écran, mais sans fard ni apprêt, sans plumes ni rien de brillant, plus tranquille et détendu que jamais — sage comme une mère à côté de sa fille. 
L’homme intéressant aux cheveux un peu longs, aux favoris et aux moustaches qui nous semblaient blonds mais ne le sont pas vraiment, tape sur son épaule avec une sorte de badine ; il paraît légèrement irrité par cette foule immobile réunie autour d’eux.  
De son côté, Marlène semble amusée, elle rit sans s’esclaffer en regardant ce mur de jeunes gens vénitiens et de badauds qui, les bras croisés, montent la garde sans broncher : pétrifiés d’admiration. 

***

Marlène porte à ses lèvres une cigarette, avec ses belles mains aux doigts longs et potelés, mais elle est continuellement distraite, et elle ne fume pratiquement pas. 
Sa tenue est simple, presque pauvre. Sur elle, il n’y a rien de précieux ; aucun bijou, ni bagues ni colliers. Peut-être s’est-elle ainsi vêtue pour ne pas attirer l’attention et ne pas exciter la curiosité. 
On aurait dit qu’une partie se jouait entre elle et ses admirateurs, c’était à celui qui résisterait le plus longtemps : le public muet d’un côté, et de l’autre la grande actrice, chacun gardant ses distances pendant de longues minutes. 
Ils se sont jaugés, comme deux adversaires qui se rencontrent pour la première fois ; puis Marlène s’est levée lentement, presque timidement ; elle a quitté la table, et après elle sa fille, Sternberg et les trois autres. Alors, entendant derrière elle les applaudissements et les manifestations d’enthousiasme, la star se retourna en souriant, montrant ses vrais yeux d'une extraordinaire couleur vert et or ; elle embrassa d'un regard enchanté ce monde si nouveau pour elle, cette place légendaire, cette foule italienne si aimable, discrète et adorable. 
Ce fut un regard de grande artiste, encore plus beau que tous ceux qu’elle nous avait déjà offerts sur l’écran.

Bruno Barilli  Lo spettatore stralunato  Pratiche Editrice, Parma 1982  (Traduction personnelle)










1 commentaire:

  1. Jean Cocteau lui a dit « Votre nom commence par une caresse et finit par un coup de cravache ».

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