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mercredi 28 mai 2014

Il Sorpasso (Le Fanfaron)




Je cite ici un deuxième extrait de l'ouvrage de Francesco M. Cataluccio, Immaturità. Il s'intéresse dans ce passage à l'immaturité qui caractérise les rapports entre l'homme et l'automobile, à partir de l'analyse du film de Dino Risi Il Sorpasso [titre français : Le Fanfaron] (1962), l'un des chefs d’œuvre de la comédie italienne (et du cinéma italien tout court) :

Le film qui a le mieux montré le piège du rapport entre l’homme et l’automobile, et son pouvoir d’infantilisation, c’est Le Fanfaron [Il Sorpasso : littéralement, le "dépassement"], de Dino Risi (dont le titre de la version américaine, Easy Life, influença Dennis Hopper en 1969 pour un tragique voyage analogue : Easy Rider). L’observation attentive de la vaste gamme d’expressions ridicules des deux protagonistes, dans cette voiture lancée à grande vitesse, jusqu’au tragique accident final, en dit plus long que n’importe quel discours psycho-sociologique sur les métamorphoses et l’immaturité des êtres humains lorsqu’ils se retrouvent au volant d’une voiture. 

Pendant un morne quinze-août romain, Bruno Cortona (interprété par Vittorio Gassman), un fanfaron noceur qui vit d’expédients, se lie d’amitié avec Roberto Mariani (Jean-Louis Trintignant), un étudiant en droit timide. Entre les deux se crée une sorte de rapport Don Quichotte (Cortona) / Sancho Panza (Mariani). Cortona entraîne le toujours hésitant Mariani dans une tragique aventure dont le cœur est le rapport compliqué entre l’âge adulte et la jeunesse. Un rapport que l’on retrouvera par la suite sur un mode encore plus amer, à Castiglioncello, entre le riche, ridicule et âgé entrepreneur du Nord, affublé du surnom enfantin de Bibi (Claudio Gora), et sa fiancée Lilli (Catherine Spaak), la fille de Cortona, cynique et arriviste, peut-être par réaction envers ce père pour qui elle a une certaine affection tout en le considérant comme un raté. 




La bande sonore du film est rythmée de façon obsessionnelle par le vacarme du klaxon bitonal de l’Aurelia de Bruno Cortona, mêlé aux sempiternelles rodomontades de macho italien qu’il assène à son infortuné compagnon de voyage pour lui faire comprendre que lui est un "vrai dur". La voiture sportive est ce qui donne un sens à sa vie en transformant son existence en aventure. « Je ne suis jamais aussi bien qu’au volant de ma voiture. Quand je conduis, je me détends [...] Ma femme disait que mon vrai grand amour, ce n’était pas elle, mais ma voiture ! » En dépassant un cycliste, il lui hurle : « Achète-toi une Vespa ! » Et il ajoute : « Je n’ai jamais aimé le cyclisme, je préfère le billard ». Mariani, toujours un peu triste et pensif, lui dit : « Chacun de nous a un souvenir particulier de son enfance. On dit toujours que c’est le plus bel âge de la vie ; en réalité, on l’a presque complètement oubliée ». Et Cortona lui répond : «Le meilleur des âges, c’est celui que l’on est en train de vivre, celui que l’on a dans le moment présent ». À la fin, c’est Cortona qui l’emportera : juste avant l’accident final dans lequel il va trouver la mort, le timide Mariani dira : « J’ai passé avec toi les deux plus belles journées de ma vie ».

Francesco M. Cataluccio   Immaturità   Einaudi Editore, 2014  (Traduction personnelle)






lundi 26 mai 2014

E lu suli... (Et le soleil...)




Rosa Balistreri chante E lu suli n'tinni n'tinni, un chant de travail traditionnel sicilien :



E lu suli n'tinni n'tinni
chista è l'ura di irinninni
E lu suli mari mari
u patruni nni cunta i dinari

E lu suli vanedda vanedda
o suprastanti cci cadi a vardedda
E lu suli muntagni muntagni
cavuci e pugna a lu suprastanti
E lu suli vadduni vadduni
cavuci e pugna a lu nostru patruni

Lu suli sinn annau
e lu suli sinn annau
e lu suli sinn annau
e dumani tornerà

Si minni vaju jò
e si minni vaju jò
e si minni vaju jò
ccà un ci tornu cchiui no no

La curpa l'avi to mà
e la curpa l'avi tò mà
e la curpà l'avi tò mà
ca nun ti vosi marità

E lu suli n'tinni n'tinni
chista è l'ura di irinninni
E lu suli mari mari
u patruni nni cunta i dinari






Et le soleil s'en va, petit à petit 
Cette fois-ci la journée est finie ! 
Dans la mer le soleil descend 
Le patron compte notre argent. 

Le soleil est dans les ruelles 
Et le contremaître en tombe de sa selle 
Derrière les montagnes, il va disparaître 
Haro sur le contremaître ! 
Le soleil est dans la vallée 
Le patron va prendre une raclée ! 

Le soleil s'en va 
le soleil s'en va
Et demain il reviendra !

Mais si moi, je m'en vais
Mais si moi, je m'en vais
Jamais je ne reviendrai !

Ah, si ta mère avait dit oui 
et si ta mère avait dit oui
J'aurais pu être ton mari ! 

Et le soleil s'en va, petit à petit 
Cette fois-ci la journée est finie ! 
Dans la mer le soleil descend 
Le patron compte notre argent. 


Note : Ma traduction n'est pas littérale, mais cherche à retrouver en français le rythme et les sonorités de ce chant qui est aussi une sorte de comptine.








Images : en haut, Antonio Principato  (Site Flickr)

au centre et en bas, Salvatore Desimone  (Site Flickr)

samedi 24 mai 2014

Hymne : la route des étoiles (Inno : il cammino delle stelle)




Elle tourna les yeux vers les naissantes étoiles. « Je connais tous leurs noms, dit-elle ; chacune en a plusieurs ; elles ont des vertus différentes. Leur marche, qui nous paraît calme, est rapide et les rend brûlantes. Leur inquiète ardeur est cause de la violence de leur course, et leur splendeur en est l’effet. Une intime volonté les pousse et les dirige ; un zèle exquis les brûle et les consume ; c’est pour cela qu’elles sont radieuses et belles. 

Elles se tiennent l’une à l’autre toutes attachées, par des liens qui sont des vertus et des forces, de sorte que l’une dépend de l’autre et que l’autre dépend de toutes. La route de chacune est tracée et chacune trouve sa route. Elle ne saurait en changer sans en distraire aucune autre, chacune étant de chaque autre occupée. Et chacune choisit sa route selon qu’elle devait la suivre ; ce qu’elle doit, il faut qu’elle le veuille, et cette route, qui nous paraît fatale, est à chacune la route préférée, chacune étant de volonté parfaite. Un amour ébloui les guide ; leur choix fixe les lois, et nous dépendons d’elles ; nous ne pouvons pas nous sauver. »

André Gide  Les nourritures terrestres   Editions Gallimard






Ella volse gli occhi verso le nascenti stelle. « Conosco tutti i loro nomi, disse ; ciascuna ne ha diversi ; esse hanno virtù differenti. Il loro corso che ci pare tranquillo, è rapido e le fa ardenti. Il loro inquieto ardore è causa della violenza del loro corso, e il loro splendore ne è l’effetto. Un’intima volontà le sospinge e le dirige ; uno zelo squisito le brucia e le consuma ; è per questo che sono radiose e belle. 

Esse si tengono l’una all’altra strette, con legami che sono virtù e forze, cosicché l’una dipende dall’altra e l’altra dipende da tutte. Il cammino di ciascuna è tracciato e ciascuna trova il proprio cammino. Non potrebbe cambiare senza allontanarne ogni altra, poiché ciascuna è di ogni altra occupata. E ciascuna sceglie il proprio cammino secondo che doveva seguirlo ; ciò che deve, bisogna che lo voglia, e quella strada, che ci sembra fatale, è per ciascuna la strada preferita, poiché ciascuna è di volontà perfetta. Un amore estasiato le guida ; la loro scelta fissa delle leggi, e noi da esse dipendiamo ; non ci possiamo sottrarre. »

Traduzione : Elina Klersy Imberciadori








Images : en haut, Site Flickr

au centre, LoukasX  (Site Flickr)

en bas, Mila Klee  (Site Flickr)




jeudi 22 mai 2014

Le navire immobile (La nave immobile)




La terrasse monumentale où nous étions (des escaliers tournants y menaient) dominait toute la ville et semblait, au-dessus des feuillages profonds, une nef immense amarrée ; parfois elle semblait avancer vers la ville. Sur le haut pont de ce navire imaginaire, cet été, je montais quelquefois goûter, après le tumulte des rues, l’apaisement contemplatif du soir. Toute rumeur en montant s’épuisait ; il semblait que ce fussent des vagues et qu’elles déferlassent ici. Elles venaient encore et par ondes majestueuses, montaient, s’élargissaient contre les murs. Mais je montais plus haut, là où les vagues n’atteignaient plus. Sur la terrasse extrême, on n’entendait plus rien que le frémissement des feuillages et l’appel éperdu de la nuit.




Des chênes verts et des lauriers immenses, plantés en régulières avenues, venaient finir au bord du ciel, où la terrasse même finissait ; pourtant, des balustrades arrondies, par instants, s’avançaient encore, surplombant et formant comme des balcons dans l’azur. Là, je venais m’asseoir, je m’enivrais de ma pensée ; là je croyais voguer. Au-dessus des collines sombres, qui s’élevaient de l’autre côté de la ville, le ciel était de la couleur de l’or : des ramures légères, parties de la terrasse où j’étais, penchaient vers le couchant splendide, ou s’élançaient, presque sans feuilles, vers la nuit. De la ville montait ce qui semblait une fumée ; c’était de la poussière illuminée qui flottait, s’élevait à peine au-dessus des places où plus de lumière brillait. Et parfois jaillissait comme spontanément, dans l’extase de cette nuit trop chaude, une fusée, lancée on ne sait d’où, qui filait, suivait comme un cri dans l’espace, vibrait, tournait, et retombait défaite, au bruit de sa mystérieuse éclosion. J’aimais celles surtout dont les étincelles d’or pâle tombent si lentement et si négligemment s’éparpillent qu’on croit, après, tant les étoiles sont merveilleuses, qu’elles aussi sont nées de cette subite féerie, et que, de les voir, après les étincelles, demeurantes, l’on s’étonne... puis, lentement, on reconnaît chacune à sa constellation attachée, — et l’extase en est prolongée.

André Gide  Les nourritures terrestres  Editions Gallimard





La terrazza monumentale sulla quale eravamo (vi si accedeva con delle scale a chiocciola) dominava tuta la città e pareva, al di sopra del fogliame profondo, un’immensa nave ormeggiata ; a volte pareva avanzare sulla città. Sull’alto ponte di quella nave immaginaria, quell’estate, salivo talvolta ad assaporare, dopo il tumulto delle strade, la quiete contemplativa della sera. Salendo si smorzava ogni rumore, sembravano onde venute qui ad infrangersi. Venivano ancora e a ondate maestose, salivano, si allargavano contro i muri. Ma io salivo più in alto, là dove le onde più non giungevano. Sulla terrazza più lontana, non si sentiva che il fremere del fogliame e il richiamo smarrito della notte.




Verdi querce e immensi alberi, piantati in ampi filari regolari, venivano a morire al limitare del cielo, dove finiva la terrazza stessa ; e tuttavia, alcune balaustre ricurve, a tratti, si protendevano ancora a strapiombo, quasi a formare dei balconi nell’azzurro. Là, andavo a sedermi, e m’inebriavo del mio pensiero ; là, credevo di navigare. Sopra le colline cupe, che si elevavano dall’altra parte della città, il cielo aveva il colore dell’oro ; rami leggeri, sporgenti dalla terrazza dove mi trovavo, si chinavano verso lo splendore del tramonto, o si slanciavano, quasi senza foglie, verso la notte. Dalla città saliva qualcosa come un fumo ; era polvere illuminata che fluttuava, s’innalzava appena sopra le piazze dove più forte brillava la luce. E talvolta, quasi spontaneamente, sprizzava, nell’estasi di quella notte troppo calda, un razzo, lanciato da chissà dove, che filava, seguiva come un grido nello spazio, vibrava, voltava, e ricadeva disfatto, al rumore del suo misterioso sbocciare. Mi piacevano sopratutto quelli le cui scintille d’oro pallido cadono così lentamente, e così svogliatamente si sparpagliano, che dopo si crede che le stelle, tanto sono mervavigliose, siano anch’esse nate da quella subitanea fantasmagoria, sicché a vederle ancor lì, dopo le scintille, ci si stupisce... poi, lentamente, si riconosce ciascuna nella sua costellazione, — e l’estasi ne è prolungata. 

Traduzione : Elina Klersy Imberciadori  (I nutrimenti terrestri, Garzanti Editore)








Images : (1)  Site Flickr

(2)  Valda Bailey  (Site Flickr)


(4) Simonetta  (Site Flickr)




mardi 20 mai 2014

L'hymne de Mickey Mouse




Dans son livre Immaturità [Immaturité], sous-titré La malattia del nostro tempo [La maladie de notre époque], publié il y a dix ans, et jamais traduit en français, Francesco M. Cataluccio se livre à une belle analyse de ce culte de l'enfance et de l'éternelle jeunesse qui caractérise par bien des aspects notre temps. 
De Peter Pan à Lolita, du jeune Holden de L'Attrape-coeur à Ferdydurke de Gombrowicz et au Petit Prince de Saint-Exupéry, Cataluccio reparcourt les figures essentielles de l'immaturité, et leurs multiples représentations dans l'art, la bande dessinée, la musique légère ou le cinéma (je reprendrai prochainement ici les lignes fort pertinentes qu'il consacre au film de Dino Risi Il Sorpasso [Le Fanfaron], sur l'infantilisation qui a pu caractériser les rapports de l'homme avec l'automobile). L'auteur se réfère ici souvent à l'oeuvre de Kundera, dont l'immaturité est un des thèmes principaux (par exemple dans La Vie est ailleurs), dans le sens où elle caractérise l'attitude de ceux qui, déterminés à gommer la complexité du monde, se créent un univers parallèle dans lequel les imperfections de la vie sont totalement évacuées, ou encore adhèrent à des mouvements idéologiques proposant une vision réductrice de la réalité. Cataluccio cite à ce propos la phrase célèbre de Kundera : "Les enfants ne représentent pas l'avenir parce qu'ils seront un jour des adultes, mais parce que l'humanité se rapproche toujours plus d'eux, dans la mesure où l'enfance est devenue l'image de l'avenir." Une nouvelle édition de cet ouvrage, revue et augmentée, parait ces jours-ci en Italie chez Einaudi ; à cette occasion, je cite ici un extrait du chapitre que Cataluccio consacre à la figure de Mickey Mouse (Topolino en italien), et à la façon très prophétique, à la fois ironique et glaçante, dont Kubrick l'a utilisée à la fin de son film Full Metal Jacket :

Le vingtième siècle a été aussi celui d’une petite souris maligne et plutôt conservatrice : Mickey Mouse, de Walt Disney. On peut même dire que ce petit animal au comportement humain est le vrai triomphateur du vingtième siècle (sa première apparition dans un dessin animé date de 1928 et il a comme compagnon d’aventure l’aviateur Charles Lindbergh). Pour le meilleur ou pour le pire, Alberto Savinio notait avec perspicacité dans le chapitre Surrealismo [Surréalisme] de son ouvrage Torre di guardia [Tour de garde], paru en 1977 aux éditions Sellerio : « Mickey est si profondément entré dans les habitudes du cinéma, et même dans les habitudes des spectateurs, que l’on ne saurait concevoir un programme cinématographique, surtout dans les salles populaires, sans un dessin animé de Mickey. Et pendant que ses prouesses se déroulent sur l’écran, les visages des spectateurs sont béats, extatiques, passionnés. Mickey leur fait oublier les tracas de la vie quotidienne ; il les libère des impératifs sociaux ; il installe l’homme mortel dans une zone de semi-immortalité. Finalement, que représente Mickey sinon une forme vulgarisée du surréalisme, un surréalisme à la portée de tous, accessible en quelque sorte à toutes les bourses ? En effet, Mickey dépasse la réalité la plus commune, il accède à l’"autre" réalité : la réalité des poètes. [...] Tel un démiurge désinvolte, Mickey montre que chaque créature humaine, chaque animal, chaque chose, chaque objet, peuvent être indifféremment ce qu’ils sont et en même temps tout autre chose. »




Savinio avait vraiment compris avant tout le monde le phénomène Mickey. Mais il avait envers lui une attitude ambivalente. Il le considérait, on l’a vu, comme un "compagnon de route" du Surréalisme, mais il en venait même à diaboliser la vision du monde de Disney, ainsi que le montre sa critique du film Fantasia, publiée dans une revue cinématographique (Film rivista) en 1946 : « Cette sorte de fable cinématographique proposée par Disney ressemble à un repas composé uniquement de bonbons à la saccharine parfumés à l’eau de rose. L’effet est écœurant [...] Disney n’est pas un cas isolé ; il fait partie d’un grand mouvement esthétique fait de vulgarité, de stupidité, de bêtise, d’amoralisme mielleux et de chromatisme scintillant, qui prend sa source dans quelques villes des Etats-Unis, et principalement à Los Angeles et à New-York. À l’origine de cette esthétique, il y a ce que l’on appelle le "surréalisme", un mouvement qui n’est pas né en Amérique, mais en Europe, et dont je suis moi aussi partiellement et lointainement responsable. Mais les pays "jeunes", et donc dépourvus de sagesse et de mesure, mettent en œuvre "sans discernement" ce que des pays de plus ancienne culture ont pensé en se gardant bien de le mettre en pratique. »




En se contentant d’analyser un seul aspect du problème, et en cédant à des accents polémiques et anti-américains («en un temps très bref et sous nos yeux, ils réduisent à néant ce que l’art et la civilisation avaient mis des siècles de réflexion et de patience à construire»), Savinio n’a malheureusement pas pu approfondir ses intuitions initiales (Mickey et le Surréalisme comme popularisation du rêve où tout devient possible) ; ainsi, il se ferme à la compréhension d’un phénomène dont le succès va aller grandissant dans les années suivantes, à tel point qu’il semble intarissable. 

Dans l’un des plus beaux tableaux du peintre polonais Andrzej Dudzinski, qui a longtemps vécu aux Etats-Unis, on voit un Mickey triomphant, les bras grand-ouverts, qui contemple le crépuscule de l’Occident ; de la même façon, les Mickey Mouse de l’américain Mark Dion dans des installations comme Taxonomy of Non Endangered Species (1990), ou M. Cuvier "Discovers" Extinction (1990) apparaissent comme les seuls survivants d’un monde perdu. Si l’on devait synthétiser en une seule image notre époque, on ne pourrait pas trouver mieux que la dernière scène de Full Metal Jacket (1987) de Stanley Kubrick, où l’on voit le peloton de Marines qui, après avoir accompli un massacre dans le lointain Vietnam, retourne nonchalamment au coucher du soleil vers le camp de base, avec leurs pistolets-mitrailleurs en bandoulière, en chantant en chœur l’hymne de Mickey Mouse

Francesco M. Cataluccio  Immaturità  Einaudi Editore, 2014  (Traduction personnelle)






Images : en haut, séquence finale de Full Metal Jacket, de Stanley Kubrick

en bas, Pieter Brueghel l'Ancien  Les Jeux d'enfants (1560)



dimanche 18 mai 2014

« Nous n'aurons pas connu la terre. »




Il n’y a pas d’index aux buissons, pas d’annuaires des ponts de planches trouées, nul répertoire pour le silence d’une mare, dans le soir impatient d’arrière-automne (avril, c’est une autre mare). La seule carte qui vaille est notre soif trop profonde, que boire ni reboire ne savent pas apaiser, voir ni revoir étancher. Nous sommes seuls, dans notre amour des plis et des replis de la terre. Le plus local des érudits locaux n’a tout de même pas consacré de monographies de trois cents pages, ni de huit, à ces fourrés qui se souviennent de la nuit, vers deux heures de l’après-midi, à ces trois pierres qui furent un moulin, à ce raidillon sans pitié qui part encore sur la gauche, vers où, vers quoi, vers quelle vallée avec son ruisseau même, fille de celle-ci, petit cousin de cette eau ? Nous n’y arriverons jamais. Je n’en peux plus.

Arrête-toi, lui disent les souches pourrissantes, les poteaux télégraphiques hypocrites, prévenants. Repose-toi. Savoure cette mousse, cette heure, ces ajoncs, cette ombre qui s’allonge et qui touchera bientôt cette cascade minuscule. Que t’a fait cette crête, et ce qu’il y a derrière ? Que peut bien t’apporter ce bosquet, qu’on distingue à peine au-delà de ces collines ? Cette piste, qu’est-ce qu’elle pourra t’offrir de plus ? 

Mais lui ne peut pas les entendre. Il les entend, mais il ne peut pas se rendre à leurs raisons. Il sait que ce qu’ils disent est juste. Il se dit les mêmes choses propres. Leurs paroles ne sont que l’une de ses voix, celle qui reste à garder le fort, tandis que les autres battent la campagne. Le raidillon les aspire.




Et derrière il y a une autre crête, on le savait ; ou bien une vue si vaste qu’elle n’étreint pas ce qu’elle embrasse, que ce ne peut pas être compté comme vu, encore moins comme connu, comme foulé n’en parlons même pas. Le vain travail n’est pas fait. Le vain travail n’est jamais fait. Nous n’aurons pas connu la terre. Encore une saison de passée. Ce que j’en ai vécu, je serai incapable de le dire. 

Cette garenne, dit la voix. Cette combe. Cette trouée dans les branches. Cette pierre, au bord du champ, avec sa carte de lichen. 

Il ne peut pas. Il ne peut pas...




Oh, il peut les aimer ! Il les aime, de toute l’impuissance de son amour. Il les aime, de toute cette exigence en lui, qui le contraint à les quitter. Il les aime au conditionnel. Combien il aurait pu les aimer, combien il les aurait aimés, si hélas cette autre pierre, cette autre crête, ce maquis, cette vallée au-delà, et cette trouée entre les branches...

Il reviendra. Il reviendra. Rien n’est jamais aimé, rien n’est jamais connu. La connaissance nous aveugle sur l’amour, mais surtout elle nous aveugle sur la connaissance. C’est dans le Magne qu’il aimera l’Aubrac, c’est en Xaintrie qu’il comprendra la Lomagne.

Renaud Camus  L'Épuisant Désir de ces choses  Editions P.O.L, 1995








Images : 1, 2 et 3, Juan  (Site Flickr)

4, Jose  (Site Flickr)




mardi 13 mai 2014

Rue de la Saudade




"Saudoso já deste Verão que vejo,
Lágrimas para as flores dele emprego
Na lembrança invertida
De quando hei-de perdê-las.
"
  
Ricardo Reis






Ce texte d'Antonio Tabucchi a paru dans le numéro de janvier 2007 de la revue Grazia Casa, dans la rubrique Se passate da queste parti [Si vous passez par là]. Il a été repris en 2010 dans le recueil Viaggi e altri viaggi [Voyages et autres voyages] paru aux éditions Feltrinelli. Je le cite ici dans une traduction personnelle.

Les touristes sont restés dans la rue au-dessous, en face de la cathédrale médiévale, sur cette colline de Lisbonne où se dresse le château de Saint-Georges. Vous avez choisi de ne pas les suivre, parce que la cathédrale (Sé, en portugais, contraction du latin "sede", parce qu’il s’agissait aussi du siège épiscopal) et le château de Saint-Georges sont deux destinations obligatoires pour le visiteur, deux symboles de la ville, qui font partie des rares monuments médiévaux épargnés par le terrible tremblement de terre qui dévasta Lisbonne en 1755. Mais vous les avez probablement déjà vus, seul ou en compagnie d’éventuels compagnons de voyage, ou vous les verrez bientôt, parce que l’on ne peut pas et l’on ne doit pas échapper aux monuments obligatoires d’une ville. Ici, au contraire, dans la rue de la Saudade, à quelques mètres de la cathédrale, il ne vient jamais personne. Le visiteur occasionnel de Lisbonne n’a aucune raison de s’y rendre, parce que rien apparemment ne le justifie, et c’est la raison pour laquelle le guide que vous avez dans la poche, aussi précis soit-il, ne la mentionne sûrement pas.




Mais il y a des intérêts qui échappent même aux meilleurs guides. En l’occurrence, la saudade, à laquelle est justement dédiée cette petite rue. La saudade est un mot portugais pratiquement intraduisible, parce qu’il s’agit d’un mot-concept, qui ne peut être restitué dans d’autres langues que de façon approximative. Sur un dictionnaire portugais-français classique, il sera traduit par "nostalgie", un mot trop récent (il a été forgé au dix-huitième siècle par le médecin suisse Johannes Hofer) pour évoquer une affaire aussi ancienne que la saudade. Si vous consultez un bon dictionnaire portugais, comme le Morais, après l’indication de l’étymon soidade ou solitate, c'est-à-dire "solitude", vous trouverez une définition très complexe : « Mélancolie causée par le souvenir d’un bien perdu ; douleur provoquée par l’absence d’un objet aimé ; souvenir doux et à la fois triste d’une personne chère ». Il s’agit donc de quelque chose de poignant, mais qui peut aussi être attendrissant, et qui n’est pas seulement lié au passé, mais aussi au futur, parce qu’il exprime un désir que nous voudrions voir se réaliser. C’est là que les choses se compliquent parce que la nostalgie du futur est un paradoxe. Un équivalent plus approprié pourrait être le disìo dantesque, qui porte avec lui une certaine douceur, puisqu’il « attendrit le cœur » (1). En somme, comment peut-on définir ce mot ? 

C’est justement pour répondre à cette question qu’après vous être éloigné de quelques mètres, vous êtes venu ici. Parce que du haut de cette petite rue, le regard embrasse toute la ville et l’immense embouchure du Tage. Et tout de suite après se trouve l’Océan, et l’horizon infini. Le portugais inconnu qui donna son nom à cette rue avait certainement bien observé le panorama. Un grand linguiste a dit qu’il est impossible d’expliquer le sens du mot "fromage" à quelqu’un qui n’a jamais goûté un fromage. De la même façon, pour comprendre ce qu’est la saudade, il n’y a rien de mieux que de l’éprouver directement. Le meilleur moment est évidemment le coucher du soleil, qui est par excellence l’heure de la saudade, mais on peut aussi recommander certains soirs de brume atlantique, quand un voile descend sur la ville et que s’allument les réverbères. Là, seul face à ce panorama, vous éprouverez peut-être une sorte de peine. Votre imagination, en faisant un croche-pied au temps, vous fera penser qu’une fois rentré chez vous et retrouvées vos habitudes, vous éprouverez la nostalgie d’un moment privilégié de votre vie où vous étiez dans une petite rue de Lisbonne, très belle et isolée, en train de contempler un panorama bouleversant. Et voilà, le tour est joué : vous éprouvez la nostalgie du moment que vous êtes précisément en train de vivre. C’est une nostalgie au futur. Vous venez de faire l’expérience personnelle de la saudade.

Antonio Tabucchi Viaggi e altri viaggi  Feltrinelli Editore, 2010 (Traduction personnelle)

(1) Tabucchi fait ici référence aux trois premiers vers du chant VIII du Purgatoire : "Era già l'ora che volge il disìo / ai naviganti e 'ntenerisce il core / lo dì c'han detto ai dolci amici addio" ("C'était déjà l'heure qui change le désir / de ceux qui naviguent et qu'attendrit leur cœur / le jour où ils ont dit adieu à leurs doux amis") Il est très difficile de rendre en français la polysémie de ce "disìo" dantesque, si fréquent dans les trois parties de la Divine Comédie, et les traducteurs sont bien obligés à chaque fois de recourir au seul "désir"...

Traduction de l'exergue de ce message, extraite des Odes de Ricardo Reis : "Déjà nostalgique de l'été que je vois, / je verse des larmes sur ses fleurs / dans le souvenir inversé / du moment où je devrai les perdre."






Images : en haut, César Astudillo  (Site Flickr)

au centre, Source

en bas, Alessio Roveri  (Site Flickr)







vendredi 9 mai 2014

Les fleuves (I fiumi)




Dans un petit ouvrage paru aux éditions Sellerio, Pagine bianche [Pages blanches] Eugenio Baroncelli réunit cinquante-cinq livres qu'il n'a pas écrits, et dont on trouve ici les titres, souvent très évocateurs, parfois les préfaces, ou encore les quatrièmes de couverture, les avis au lecteur, les incipits, les index, les dédicaces. Avec ces quelques éléments, le lecteur peut rêver à loisir à la matière de ces ouvrages imaginaires ; voici l'incipit d'un ouvrage potentiel, intitulé : I fiumi, capitoli di un romanzo vicino a scomparire in mare [Les fleuves, chapitres d'un roman sur le point de s'abîmer en mer].


Incipit

La montagna non mi piace : troppo ripida, così stupidamente vicina al cielo. Il mare, che Sade detestava, che Baudelaire adorava, che Valentino, innomabile eresiarca, proclamò iniziatore del mondo, mi è sempre piaciuto : prima (quando ero bambino) perché ci sguazzavo dentro senza saperlo e dopo (oggi, per esempio) perché so che è una eccelente metafora dell'eternità. Questo libro, questo equanime libro, sta nel mezzo.

I fiumi ci assomigliano. Hanno l'incertezza delle nostre vite : forse saranno mare, forse lago. Hanno quella discutibile virtù discenditiva che noi chiamiamo invecchiare. Muoiono come noi, e molte volte più di noi. Si ripetono, ecco tutto. Trascinano giù a valle, nell'imparziale corrente, tutti i detriti del mondo, i cadaveri e le rose, il sempiterno fango o l'albero spezzato del veliero, come noi le nostre minuscole scorie, di anni, di ricordi, di salute o malattia. Perfino i più nobili (il Danubio, il Nilo) non schivano l'impurità, ma la accolgono per trasformarla nel loro impeto. 

C'è il piccolo Dewi intralciato dai giunchi. C'è il generoso Mississipi, pronto ad accogliere il tuffo di John Berryman. C'è il Giallo, così sterminato che sembra lui un mare. O il Tevere, se non è un'idea. Ci sono la Senna maliziosa e il breve Reno. C'è il Gualdalquivir rosso di sangue. C'è l'indeciso Marecchia, capitolo della mia infanzia. Però, come vedrete, fra tutti preferisco il Meno.
  
Eugenio Baroncelli  Pagine bianche, 55 libri che non ho scritto  Sellerio Editore, 2013





 Incipit

Je n’aime pas la montagne : trop escarpée, si bêtement proche du ciel. La mer, que Sade détestait, que Baudelaire adorait, dont Giovanni Valentino Gentile, hérésiarque dont il ne faut pas prononcer le nom, dit qu’elle constituait l’origine du monde, m’a toujours plu : d’abord, (quand j’étais enfant), parce que j’aimais y barboter, et par la suite, (aujourd’hui, par exemple), parce que je sais qu’elle est une parfaite métaphore de l’éternité. Ce livre, ce livre impartial, a choisi une voie intermédiaire. 

Les fleuves nous ressemblent. Ils ont la même incertitude que nos vies : ils seront peut-être une rivière, ou peut-être un lac. Ils ont cette vertu discutable de l’écoulement, que nous appelons la vieillesse. Ils meurent comme nous, et plusieurs fois, contrairement à nous. Ils se répètent, voilà tout. Ils transportent en aval, dans le courant impartial, tous les déchets du monde, les cadavres et les roses, la boue éternelle et le mât brisé du voilier, comme nous le faisons nous-mêmes pour nos rebuts minuscules, qu’il s’agisse d’années, de souvenirs, de santé ou de maladie. Même les fleuves les plus nobles (le Danube, le Nil) n’échappent pas à l’impureté, mais l’accueillent pour la transformer dans leur cours impétueux.




Il y a le petit fleuve Dewi entravé par les roseaux. Il y a le généreux Mississipi, prêt à recevoir le plongeon de John Berryman. Il y a le Fleuve Jaune, immense au point qu’il ressemble à un océan. Ou le Tibre, s’il n’est pas seulement une idée. Il y a la Seine malicieuse et le bref Rhin. Il y a le Gualdaquivir rouge de sang. Il y a l’indécis Marecchia, un des chapitres de mon enfance. Toutefois, comme on va le voir, celui que je préfère est le Main. 

(Traduction personnelle)








Images : (1), Edi Schneider  (Site Flickr)

(2), Louis C.  (Site Flickr)

(3), Chris Bryant  (Site Flickr)

(4), Rainer Cadera  (Site Flickr)




mercredi 7 mai 2014

Voir les anges (Vedere gli angeli)




Ce texte d'Antonio Tabucchi est paru pour la première fois en 1993, dans l'ouvrage collectif Feltrinelli per Firenze, et repris en 2010 dans le recueil Viaggi e altri viaggi [Voyages et autres voyages]. Je le cite ici dans une traduction personnelle :

Quand j’étais enfant, j’avais un oncle qui m’emmenait à Florence. Je garde de lui un très beau souvenir. C’était un jeune homme joyeux et curieux, il aimait l’art et la littérature et écrivait en secret des comédies. Il avait décidé qu’il devait donner une éducation esthétique à ses neveux, et il se trouve que j’étais son unique neveu.

Nous venions de la campagne autour de Pise, et en ce temps-là, aller à Florence était un vrai voyage. On se levait à l’aube, on prenait un vieil autobus qui nous conduisait jusqu’à Pise et là, on attendait le train pour Florence. Je me souviens encore de ces matinées de voyage, le café au lait que l’on buvait dans la cuisine avec la lumière allumée, parce que l’hiver il faisait encore nuit, le sandwich que l’on mangeait dans le train, les choses que mon oncle me racontait pendant que le paysage défilait derrière la fenêtre du compartiment. 

Il prononçait des noms qui pour moi étaient magiques, il me parlait des choses que nous allions voir pendant cette journée. Et il disait: Beato Angelico, Giotto, Caravaggio, Paolo Uccello. Tout en mangeant mon sandwich, je pensais à ce Beato qui peignait des anges et qui avait décoré de fresques les cellules du couvent pour le bonheur de ses confrères. Giotto, c’était aussi la marque de mes crayons, et j’allais enfin voir l’O de Giotto, qui était la chose la plus parfaite au monde.





Et puis l’on arrivait à Florence, et nous nous promenions dans la ville à pied. Je regardais les immenses plafonds des Offices, ces toiles mystérieuses, ces tableaux impressionnants. En donnant la main à mon oncle, je parcourais le corridor de Vasari. Il me disait que c’était un lieu sacré. Ensuite, nous allions via Ghibellina, dans une vieille trattoria. Et mon oncle me demandait si je voulais goûter les tripes. En sortant, nous prenions la direction de San Marco, pour aller voir le Beato. Je me disais que Bienheureux (1), il l’était certainement, lui qui voyait les anges. Pour ma part, je n’avais même pas réussi à apercevoir mon ange gardien ; et pourtant, le soir, avant de me coucher, je me retournais rapidement pour essayer de le surprendre, ou je me regardais de dos dans un miroir. Je demandais à mon oncle s’il y avait un moyen de voir les anges. Et il me répondait qu’il fallait savoir tenir un pinceau pour voir les anges. Quelle phrase mystérieuse ! Je ne cessais d'y penser, tandis que je parcourais les cellules du couvent de San Marco. 

(1) "Beato" signifie aussi "bienheureux".

Antonio Tabucchi  Viaggi e altri viaggi  Feltrinelli Editore, 2010 (Traduction personnelle)






 Images : en haut, Fra Angelico  L'Annonciation, couvent de San Marco, Florence (1442-1443)

en bas, Fra Angelico  Annonciation, couvent de San Marco, cellule 3, Florence (1438)

au centre, 1 et 2 : Patrick Castelli  (Site Flickr)



lundi 5 mai 2014

La Mère de Casanova




Je cite ici un second extrait du recueil de souvenirs de Mary Marquet, Tout n’est peut-être pas dit... Nous sommes en 1975, l’actrice a quatre-vingts ans et sa glorieuse carrière théâtrale est déjà loin ; elle continue toutefois à donner des récitals poétiques dans de petits théâtres ou des cabarets, et on la retrouve parfois au cinéma dans de petits rôles où son abattage et son autorité volontiers cabotine font merveille (La Vie de château, La Grande Vadrouille). C’est cette année-là que Fellini la contacte pour jouer dans son nouveau film, une adaptation (très) personnelle de la vie de Giacomo Casanova. Elle est pressentie pour jouer le rôle de Zanetta, la mère de Casanova, dans une scène unique où le séducteur vieillissant et désenchanté retrouve à l’issue d’une représentation à l’opéra de Dresde sa mère qui, devenue impotente, attend que l’on vienne la chercher dans sa loge, alors que la salle s’est déjà entièrement vidée. C’est une scène brève et mélancolique, comme l’on pourra s’en rendre compte en regardant l’extrait vidéo placé ci-dessous. 

Il est amusant de comparer la réalité du tournage et la version qu’en donne Mary Marquet, persuadée d’être devenue la nouvelle muse du grand cinéaste. En fait, beaucoup plus que ses talents dramatiques et son passé de tragédienne, ce qui intéresse ici Fellini, c’est surtout le visage de l’actrice, que le maquillage et le costume transforment en caricature. Il l’utilise comme une image à la fois sinistre et pathétique, conforme à celle qu'il a au préalable imaginée et dessinée, alors que Mary Marquet a l’impression de revivre devant sa caméra ses fastes de tragédienne et son interprétation d’Athalie ! 

Gérald Nanty, l’un des rois des nuits parisiennes dans les années soixante et soixante-dix, qui a souvent vu l’actrice dans cette période de sa vie, raconte l’envers de cette aventure dans l’ouvrage qu’Elisabeth Quin lui a consacré (Gérald Nanty, Bel de nuit, Grasset, 2007) ; on s'apercevra en le lisant que l'actrice a beaucoup "enjolivé" cet épisode dans son recueil de souvenirs : « Fellini l’avait croisée et avait aimé la démesure du personnage. Il venait de réaliser Amarcord, une revisitation de son enfance à Rimini et préparait un grand film en costumes au casting international. L’on fit savoir à Mary Marquet que Fellini la pressentait pour un rôle, et qu’il la rencontrerait à Paris, chez elle. Dans l’antre de la dragonne, pour combler une curiosité de collectionneur de prototypes féminins... Un peu humiliée de vivre dans un trois pièces [en fait un deux-pièces, au 10, rue du Square-Carpeaux], Mary demanda à son chevalier servant Georges Debot de lui trouver un "gamin qui crève la faim aux Beaux-Arts" pour peindre des portes en trompe l’œil sur ses murs. Elle voulait taper à une porte, et dire à d’imaginaires domestiques : "Surtout, qu’on ne me dérange pas, je suis avec le maître Fellini !" Marquet s’est fait peindre six portes en trompe l’œil. Fellini n’est pas venu ; néanmoins, elle a décroché un rôle dans son Casanova : celui de la mère de Giacomo, que jouait Donald Sutherland. La scène est courte, mais forte, funèbre. (...) Après le tournage, lorsqu’elle venait chercher ses lentilles au Colony, elle disait à qui voulait l’entendre : "Fellini est un Marquetiste convaincu !" »

La rencontre parisienne entre Fellini et Mary Marquet n’a donc pas eu lieu, ce qui n’empêche pas l’actrice de la décrire longuement dans son livre en la qualifiant de "miraculeuse". De même, elle évoque avec ravissement les nombreuses marques de respect et d’admiration que le maître italien lui a prodiguées, en oubliant de préciser qu’il n’a même pas jugé bon de la faire figurer au générique de son film, où son nom a été oublié... Peu importe ; pour paraphraser la formule sur laquelle se clôt le film de John Ford L’Homme qui tua Liberty Valance, au Far-West comme dans les mémoires d’actrices, quand la légende est plus belle que la réalité, on imprime la légende :

Le second acte de cette rencontre miraculeuse, c’est mon arrivée au studio de Rome. On me donna mon rôle en anglais. (Je ne comprends pas l’anglais, mais je le parle « petit nègre ».) Si je joue le rôle en français, la traduction est aisée pour moi. Comme je demandais mon texte en français, j’entendis, stupéfaite : 
— Mais vous ne tournez qu’en anglais, Madame. 
Avouez qu’une chose pareille n’arrive qu’à moi ! 
M. Fellini préfère, à dix Anglaises ou Américaines, une actrice française pour jouer dans leur langue. 
(Il paraît que j’ai un bon accent, heureusement.) 
Devant tourner deux jours après, je comptais ne plus dormir, hantée par ma nouvelle nationalité... 
Je n’avais pas encore fait la connaissance de Danilo Donati, ce « double » de Fellini. 
En une nuit, un costume, beaucoup plus beau que tous mes costumes de Madame Quinze, était fait d’après mes mesures. 
Il est immense, impérial, léger comme une poussière d’or. Des volants et des volants de dentelle blonde sur un fond de lamé donnent une surprenante légèreté à mon gigantisme. La haute perruque blanche est ornée, sur le front, d’un diadème où les saphirs, les ors et les diamants rivalisent d’éclat. 
Dans l’avant-scène figurant l’opéra de Dresde, je pense occuper les huit chaises. 
Je passe de l’essayage au plateau, où Fellini règne en maître. 
Le décor est saisissant, les costumes de toute beauté. L’atmosphère trouble, impressionnante, Casanova mène la ronde infernale. 
Et voilà le grand chef de cet orchestre diabolique. Il garde son merveilleux sourire et ce regard malicieux où la bonté rayonne. Il n’exige rien et tous se soumettent. 
J’ai hâte d’être devant la caméra pour lui seul. Ce sera pour mardi prochain, parce qu’il y a des grèves... Fellini dînera avec moi demain. 
J’avoue ne pas regretter que Marcel Carné n’ait pas cru bon de me faire inviter à l’Élysée quand il y fut reçu. D’abord, parce que dans mon beau passé, j’y fus conviée trois fois, mais surtout parce que mes rapports avec Fellini sont d’une autre saveur...




À six heures trente du matin, la voiture vient me prendre pour m’emmener au studio. N’ayant pu dormir, même une heure (le trac) j’arrive dans l’état d’une noctambule avinée. Je titube de fatigue nerveuse. Les studios n’ont pas d’ascenseur et je monte, combien péniblement, les nombreuses marches. Heureusement, je retrouve tous mes amis de la semaine dernière. J’offre au maquilleur un visage aux yeux clos, car le sommeil commence à me gagner. Sous les doigts agiles de celui qui se révèle un maître, je m’intéresse à ce faciès nouveau qu’il sculpte avec un art consommé. 
— Puis-je mettre du noir à l’intérieur de l’œil ? 
— Oui, oui... 
Je le mets, mais léger, certaine qu’il va m’arrêter dans cette collaboration, peu goûtée des maquilleurs français. Miracle, il me dit : 
— Encore. 
J’ai un goût prononcé pour les yeux très « faits ». Ce que j’ignorais, c’est que, là encore, Fellini avait tout orchestré à l’avance. 
À neuf heures, je suis prête, et l’admiration suscitée par l’ensemble de ma personne est unanime. Arrivée sur le plateau, Fellini me dévisage et son regard est plus impressionnant que ceux de trois caméras. 
Grazie
Mais à peine cet hommage m’est rendu, qu’il fait signe au maquilleur de venir près de lui. Installée à nouveau devant une table dressée avec la rapidité de l’éclair, j’assiste à un dialogue entre l’autorité corrective d’un peintre et son élève. À chaque mot, à chaque signe, les doigts dociles transforment un trait, en ajoutent ou en effacent un autre. Je présume que Renoir retouchait ainsi la femme assise dans La Loge. Cette toile pour laquelle il avait une préférence... 
Arrivé au dessin de ma bouche, je devine qu’il la critique avec force. Or jamais, dans toute ma carrière cinématographique, on ne m’avait dessiné des lèvres plus belles, sensuelles, pulpeuses, elles me paraissaient exceptionnellement réussies. Un coup d’éponge et la moitié de la lèvre supérieure disparaît. Un coup de crayon, et me voilà dotée d’une demi-lièvre supérieure mince, tandis que l’autre moitié garde sa belle forme.
Perfetto... 
Devant la joie de Fellini, je pousse un cri : 
— Ah non ! Fellini, je refuse... 
— Mais Maria, pourquoi ? 
— Parce qu’on va croire à Paris que j’ai eu une attaque. 
Tout le monde éclate de rire. 
— Et l’Art, Maria, qu’est-ce que vous en faites ? Votre personnage doit faire peur, tout en restant très beau. Cette demi-lèvre fine donne à votre visage une cruauté, un mépris, c’est le rêve. Et puis, après tout, cette dame est impotente, pourquoi n’aurait-elle pas eu aussi une paralysie faciale ? J’ai autant besoin de votre art de comédienne Maria, que de votre beauté. 
Je m’incline devant cette autorité faite aussi de logique. 
Prête à neuf heures, j’ai, comme en France, « tourné » à quinze heures. Fellini vient s’excuser. 
— Votre loge n’est pas sèche. 
— Comment, pas sèche ! J’y étais tout à l’heure. 
— Non, celle de l’Opéra de Dresde. 
Enfin, je monte dans mon perchoir vers midi. 
Trois étages ; sur praticable, un escalier tournant en colimaçon, on tient ma robe gigantesque, je m’agrippe à la rampe. Ouf. J’y suis. Et me voilà assise, faisant corps avec la façade des loges, imitant la pierre. Mon visage semble, paraît-il, sculpté sur lui. 
Ma robe est aussi vaporeuse que le reste est figé. 
Mes bijoux étincellent. Fellini fait braquer sur moi toutes les lumières, et je sens sa joie, malgré l’espace immense qui nous sépare. 
J’aborde la scène si importante avec confiance, physiquement, mais le cœur battant. 
Et pendant cinq heures, j’ai joué tout mon rôle dans le texte anglais et français en alternance. Là, Fellini m’a éblouie. J’avais établi le rôle dans l’esprit de la Folle de Chaillot, cocasse, comique, mais j’ai pu ajouter une trouvaille de Fellini. Ma première apparition, il l’avait conçue terrible, telle que Casanova, mon fils, l’avait ressentie. Cela sert l’art dramatique, de passer par les classiques. Avoir interprété Athalie m’a beaucoup aidée. 
Toutefois, ignorant la suite du tournage, j’étais très inquiète. Tout mon travail préparatoire me sembla vain. C’est alors que j’entendis Fellini me crier : 
— Maria, souriez, encore, encore. Riez. (Quel beau rire !) Maintenant du mépris, un mépris cinglant, comme un coup de cravache. 
Et toutes ces indications étaient ponctuées de : 
— En français, en anglais (deux fois). 
J’étais comme un bouchon sur l’eau. 
— Mon Dieu ! Qu’est-ce qui m’arrive ? Ça doit être mauvais ! 
Et je vois surgir en haut d’une échelle Fellini qui me dit gravement, mais avec cette flamme qui ne cesse d’animer son regard : 
— Maria, je suis très, très content. 
Je crois avoir, à cette minute, été récompensée des efforts incessants consacrés à soixante-sept années de carrière. Mon bâton de maréchal, je le dois à Fellini. 
Et la preuve en est : comme je montrais au serveur de l’hôtel qui entrait dans ma chambre, des photos prises en studio : 
— Ces portraits sont signés Fellini ! 
Et comme je lui disais : 
— Pour les Italiens, Fellini, c’est le Pape ? 
Il me répondit, l’œil brillant d’enthousiasme : 
— Plus, beaucoup plus que le Pape ! 
Qui dit mieux ?

Mary Marquet  Tout n'est peut-être pas dit...  Editions Jacques Grancher, 1977










Images : 1, 2, 3, 4  Le Casanova de Fellini, 1976