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dimanche 21 mai 2017

Transport




Les larmes sont une métaphore, sans doute, mais leur simple menace en est une autre, et plus encore, et plus littéralement : car elle est en effet un transport qui se propose de nous faire pleurer, soit que l'ici s'effrite comme château de sable au premier mascaret, soit qu'un ailleurs lui-même très ensablé perce un tunnel fulgurant jusqu'à la page que nous lisons, jusqu'au banc de pierre où nous sommes assis sous un tilleul, près d'un bassin, jusqu'à cette vitre où s'appuie notre front, dans la chambre d'hôtel d'une ville étrangère ; et jusqu'à ce bonheur dont nous étions si sûrs. Pendant ce temps, susurre-t-il, à des lieues de là… ( Meanwhile, in Pago-Pago… ) C'est un bal qui s'achève à l'aube, dans une grande maison de campagne, et tandis que nous ne regardions pas, occupés que nous étions à pianoter distraitement malgré les disques lointains un peu las, les hautes fenêtres, au lieu que la nuit d'été les placarde d'étoiles filantes, sont béantes soudain sur un vide blanchissant, sur d'humides prairies qui se dérobent pour dévaler plus vite vers la vallée, sur d'épaisses traînées de brume accrochées aux barrières, aux buissons, aux lisières. Ce sont ces lignes qui partent de guingois, comme il dit, dans la lettre envoyée de La Pitié-Salpêtrière par un ami malade, et voici qu'il s'en excuse trop courtoisement sur la nécrose rétinienne qui gagne. C'est une note faible inattendue dans une mesure qu'on croyait pleine d'allant, c'est un sens ou la saveur qui brusquement se retirent d'une phrase trop familière ou d'un serment, c'est un excès qui dans sa stridence ne désigne plus, en tout ce qui l'entoure, que la carence ordinaire désolante des choses. « Entre silence et langage, coulent les larmes », dit encore leur docte historienne : oui, dans les réticences averties de la musique, entre défaut et comblement, entre le jour et la nuit, entre le très peu que nous sommes et le trop-plein de ce que nous pourrions être, aurions été, sommes dans un monde meilleur, un monde promis, un monde perdu.

Renaud Camus  Le Bord des larmes  Editions P.O.L, 1990









Images : India Song, de Marguerite Duras



2 commentaires:

  1. Au bord des larmes... comme un désir que l'on sait impossible à combler...

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  2. Mystère, mystère... les photos sont revenues. D'où est venu ce black out ? Mystère... Donc, Emmanuel, je retrouve votre blog dans toute sa beauté.

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