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lundi 16 septembre 2019

Une question d'épiderme




Je cite ici un nouvel extrait du recueil de souvenirs de Giancarlo Giannini, consacré au tournage difficile et douloureux du film de Valerio Zurlini La prima notte di quiete (La première nuit de tranquillité, en français, plus banalement, Le Professeur). Pour avoir plus de détails sur ce très beau film, on pourra se reporter à ce message publié sur ce blog il y a déjà quelques années.

Il y a un tournage où je me suis senti très mal à l’aise, c’est celui du film de Valerio Zurlini, La prima notte di quiete, dont l'acteur principal était Alain Delon. Je suggérai à Valerio une actrice que j’avais remarquée à Londres dans un documentaire sur une danseuse, qui passait en première partie d’un film étrange tiré de l’Ulysse de Joyce. Elle s’appelait Sonia Petrova, et elle était dotée d’une grâce et d’une expressivité merveilleuses. Mais entre Delon et Zurlini, il y avait beaucoup de frictions, ils ne réussissaient jamais à se mettre d’accord. La tension était palpable dans chaque scène. Delon voulait être toujours présent, et si on oubliait de le prévenir du tournage des scènes, même celles dans lesquelles il n’apparaissait pas, il s’énervait et devenait très agressif envers Zurlini. J’allais souvent dîner avec Valerio, et cela ne lui plaisait pas non plus : il se sentait exclu, comme si secrètement, une vaste conspiration avait été ourdie contre lui. 

Et pourtant, Valerio l’aimait beaucoup. Le personnage interprété par Delon dans le film était autobiographique, Zurlini éprouvait un plaisir assez morbide à l'habiller avec ses propres vêtements : son manteau poil de chameau, ses chemises, ses cravates, tout ce qu’il portait dans la vie réelle, y compris un chandail vert de cachemire que je lui avais offert ; l’idée de le lui voir endosser le rendait fou de joie. Le lien qui nous unissait tous les trois était ténu, mais constant. C’était presque un film dans le film ! Presque une histoire d’amour entre deux hommes, une valse-hésitation, un jeu sentimental fait d’une alternance continue de rapprochements et de petites vengeances dans lequel ils cherchaient à m’entraîner moi aussi. 




Valerio était désespéré. Les rapports difficiles sur le plateau s’ajoutaient à la crise conjugale qu’il était en train de vivre. Il s’était même mis à boire. Une fois, je trouvai dans sa voiture des amphétamines, les mêmes qui circulaient à l’époque parmi les étudiants, et je les jetai. Mais évidemment, cela ne suffit pas pour le faire décrocher, et ni les conversations ni les discussions n’eurent beaucoup d’effet. Il continua à prendre de la drogue, il ne pouvait plus s’en passer. Certains techniciens la lui procuraient sur le tournage, mais je ne sus jamais de qui il s’agissait. Cela me déplaisait beaucoup, j’étais mal à l’aise pour lui. Je cherchais à les rapprocher, à réactiver ce lien qui n’arrivait pas à se concrétiser, mais hélas, toutes mes tentatives étaient vaines. Ils se disputaient sans cesse, même pour des choses insignifiantes. Le tournage du film était difficile, très complexe, et j’étais désolé pour Valerio qu’il soit obligé de travailler dans une ambiance aussi tendue. Zurlini et Delon finirent par ne plus s’adresser la parole. Un jour, Valerio était très enthousiaste à l’idée de la scène qu’il devait tourner sur un ponton le lendemain matin à l’aube, vers quatre heures du matin, dans le brouillard. Delon devait être là, mais en fait il ne vint pas ; Valerio en fut très déçu, et j’étais toujours plus triste pour lui. Et le film s’acheva ainsi, sans qu’ils recommencent à se parler, sauf pour une phrase que Zurlini adressa à Delon avant son départ : « Tu as fait une excellente interprétation ». Delon répondit : « Et moi, j’espère que tu as fait une excellente mise en scène ». À sa sortie, le film eut un grand succès. 




Mon personnage me plaisait beaucoup et je m’impliquais le plus possible dans mon interprétation, cherchant à m’isoler quand je devais jouer, même si je ne me sentais pas directement concerné par tous les conflits qui se déroulaient sur le plateau. Mon rôle était celui d’un poète, un poète assez bizarre, un intellectuel ambigu, qui savait tout, voyait tout, connaissait les secrets, parlait peu, désespéré, solitaire. Il s’appelait Spider. Des années plus tard, je retrouvai Alain Delon, qui s’occupait de la version française du film. Je lui demandai enfin la raison de la tension qui régnait sur ce tournage terrible, et il me répondit froidement, avec détachement et cynisme : « Question d’épiderme ! » Le cinéma est aussi fait de ces stupides et inutiles incompréhensions. 

Giancarlo Giannini  Sono ancora un bambino (ma nessuno può sgridarmi)  Longanesi, 2014  (Traduction personnelle)








Spider : Perché la morte à la prima notte di quiete ?
Daniele : Perché finalmente si dorme senza sogni...

Spider : Pourquoi la mort est-elle la première nuit de tranquillité ?
Daniele : Parce que finalement, on peut dormir sans rêver...

2 commentaires:

  1. "Stupides et inutiles incompréhensions", pas si sûr ! Ce "besoin" de tension a réussi à faire naître tant de classiques. Encore un exemple qui vient prouver que le tournage reste un "combat permanent" et surtout pas une partie de plaisir comme voudrait nous faire croire un bon nombre de réalisateurs et comédiens médiocres.

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    1. Je suis d'accord avec vous, et le plus important est que Delon est vraiment excellent dans le film !

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