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dimanche 3 avril 2016

Quand on a dix-sept ans



Pour Sébastien Paul Lucien





Nous aimons dans un très jeune homme « ce que jamais on ne verra deux fois ». D'un jour à l'autre, voyez cette glaise perdre sa forme, accepter d'être pétrie et repétrie. Un garçon de vingt ans se décompose, se dissout, se colore, s'obscurcit comme un beau nuage ; et ce qu'hier nous adorions en lui, aujourd'hui est effacé. La seule mort fixerait sa jeunesse , car ce n'est pas la mort qui nous prend ceux que nous aimons ; elle nous les garde, au contraire : la mort est le sel de notre amour ; c'est la vie qui dissout l'amour. Ceux qui vivent, ceux qui durent, nous les voyons qui épaississent ; ils se figent, s'ankylosent ; encore un peu de temps pour eux à cheminer dans cette frange de clarté : d'autres, plus jeunes, les poussent, et nous, leurs ainés, les appelons, du fond d'une demi-ténèbre sans cesse accrue. 

Celui qui a passé vingt-cinq ans, le voilà déjà dans la pénombre. Il faut presser le pas maintenant. Des adolescents le bousculent ; des hommes mûrs lui montrent sa place. Bientôt il marchera derrière eux ; il ne changera plus désormais et pourra, s'il le veut, prendre d'avance mesure de son cadavre. 

Il existe une certaine joie à se sentir jeune qui éclate dans les pires circonstances. Des garçons qui allaient mourir, qui le savaient, nous les avons entendus chanter et rire ; leur jeunesse triomphait en eux malgré eux ; et cette griserie les soulevait, les portait jusqu'aux lieux où ils recevaient le coup fatal. 
C'est un tel miracle d'avoir vingt ans que nous nous souvenons de notre désespoir lorsque nous en comptâmes vingt et un. Aux approches de la quarantaine, le temps qui s'écoule, comme il nous paraît de moindre valeur ! En ces brèves années de notre printemps, c'était alors que nous pleurions de vieillir.

Le jeune hommes se sait précieux. Il soigne son corps, l'exerce amoureusement muscle par muscle, se sèvre de plaisirs, consent au sacrifice des voluptés trop aiguës en faveur de sa souveraine force. Le narcissisme des jeunes gens les sauve souvent de dangereux excès. Pour que rien n'altère cette apparence dont il s'enchante, Narcisse veut bien être chaste.




Jeunes gens, race éphémère ! En amour, il n'est point de victime qui ne soit assurée d'être vengée. Chacun de nous est pour la jeunesse un lieu de passage : elle nous traverse, et nous sommes encore tout embrasés de sa flamme qu'elle n'est déjà plus là. Heureux celui dont la flamme a consumé les passions et qui accepte d'attendre la mort, accroupi sur leurs cendres. Mais beaucoup d'hommes, après que la jeunesse les a traversés et dépassés, se retrouvent avec le même cœur, la même avidité, sans qu'il leur reste le moindre espoir terrestre de rassasiement. (...)

Certains jeunes hommes ont conscience d'être un lieu de passage et ne perdent jamais le sentiment de cette fuite, de cet écoulement de la jeunesse à travers eux. Ils se sentent vieillir à chaque instant ; chaque seconde les mine comme une petite vague. Tout le romantisme ne fut que l'obsession de jeunes dieux qui se savaient périssables et qui n'acceptaient pas que le temps pût venir de faire la retraite : les poètes modernes se sont-ils jamais interrompus de hurler à la mort ? 

François Mauriac  Le Jeune Homme  Librairie Hachette, 1926







Images : Quand on a dix-sept ans, film d'André Téchiné