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mercredi 31 mai 2017

Malincuore, il giorno del santo (À regret, le jour de la fête)




Quando c'è festa nei miei paesi
vengono da lontano i venditori,
mangiaspade, mangiafuoco,
con mani immense e scamiciate alzano
sui bambini la tromba del diluvio,
dormono a notte nei fondachi scuri,
se ne vanno un mattino sotto la pioggia.

Io non ho fiere più da visitare,
e più m'attempo più voglio morire.

Gesualdo Bufalino  Il miele amaro  Bompiani Editore






  Les jours de fête dans mes villages
les forains viennent de loin,
avaleurs de sabres, mangeurs de feu
débraillés, avec des mains immenses, ils brandissent
au-dessus des enfants la trompette du déluge,
ils dorment la nuit dans les entrepôts sombres
et repartent au matin sous la pluie.

Je n'ai plus de foires à visiter,
et plus je vieillis plus j'ai envie de mourir. 

(Traduction personnelle)








 Images : en haut, Luigi Strano  (Site Flickr)

au centre, Site Flickr

en bas, Luciano B.  (Site Flickr)




dimanche 28 mai 2017

Allegro espansivo







 

Dimanche 26 décembre, minuit et quart. D'un sommeil post-coïtal, au début de l'après-midi, j'ai été tiré par une impérieuse envie d'écouter la troisième symphonie de Nielsen. C'est la première fois que m'arrive une chose pareille, je crois bien : une phrase musicale tout à fait silencieuse m'a réveillé. Il fallait que je l'écoute au plus vite. C'était le motif dominant et quelque peu triomphant du premier mouvement (il revient dans le dernier) de la symphonie Expansive. Et en effet il n'est pas du genre à frapper timidement à la porte. Sa manière serait plutôt de la faire sauter d'un coup d'épaule. Le comble est qu'on ne lui en veut pas, tant il est joyeux et bon garçon.




Quelle vigoureuse merveille que cette symphonie ! Et quel grand compositeur que Nielsen ! Il est tout ce que Alfvén, Peterson-Berger, Atterberg et même, hélas, Bax, je suis obligé de le reconnaître (malgré le merveilleux Into the Twilight), ne sont pas. Il est concis, efficace, charpenté, vigoureux, constamment inspiré. Je ne comprends pas pourquoi il ne s'impose pas parmi les tout à fait grands compositeurs du répertoire international. À ma connaissance, il est très peu joué en dehors du Danemark, et presque jamais en France. On serait tenté d’incriminer sa nationalité, mais celle de Sibelius aurait dû être encore moins favorable et elle n'a nullement fait obstacle. Non, vraiment, je ne comprends pas pourquoi les grandes symphonies de Nielsen, la troisième (ma préférée, je crois bien), la quatrième, la cinquième, ou son admirable musique pour piano, ne sont pas jouées régulièrement, au même titre que la musique de Sibelius ou de Strauss, par exemple – il ne me semble pas leur être très inférieur.

Renaud Camus  Parti pris  Journal 2010 Éditions Fayard, 2011








Un chapitre de l'ouvrage de Renaud Camus Demeures de l'esprit Danemark Norvège est consacré à Carl Nielsen (pages 61-73).






Images
: en haut, Peter Christian Skovgaard, Les Falaises de Moen, 1852

au centre et en bas, photographies de Renaud Camus (Site Flickr)

samedi 27 mai 2017

Âme, te souvient-il ? (Anima, ti sovviene ?)




Âme, te souvient-il, au fond du paradis,
De la gare d’Auteuil et des trains de jadis
T’amenant chaque jour, venus de La Chapelle ?
Jadis déjà ! Combien pourtant je me rappelle
Mes stations au bas du rapide escalier
Dans l’attente de toi, sans pouvoir oublier
Ta grâce en descendant les marches, mince et leste
Comme un ange le long de l’échelle céleste.
Ton sourire amical ensemble et filial,
Ton serrement de main cordial et loyal.
Ni tes yeux d’innocent, doux mais vifs, clairs et sombres
Qui m’allaient droit au cœur et pénétraient mes ombres.
Après les premiers mots de bonjour et d’accueil.
Mon vieux bras dans le tien, nous quittions cet Auteuil,
Et sous les arbres pleins d’une gente musique,
Notre entretien était souvent métaphysique.
Ô tes forts arguments, ta foi du charbonnier !
Non sans quelque tendance, ô si franche ! à nier,
Mais si vite quittée au premier pas du doute !
Et puis nous rentrions, plus que lents, par la route
Un peu des écoliers, chez moi, chez nous plutôt,
Y déjeuner de rien, fumailler vite et tôt,
Et dépêcher longtemps une vague besogne.

Mon pauvre enfant, ta voix dans le bois de Boulogne !

Paul Verlaine  Amour, Lucien Létinois



 


Anima, ti sovviene, dal fondo del paradiso,
La stazione di Auteuil e i treni di un tempo,
Che ogni giorno, da La Chapelle, ti recavano ?
«Un tempo», già ! Eppure, oh come mi rammento
Le mie soste ai piedi della ripida scala,
Nell'attesa di te, senza poter scordare
La grazia tua mentre scendevi i gradini snello e svelto,
Come un angelo lungo la scalinata celeste ;
Il tuo sorriso d'amico e insieme di figlio,
La stretta di mano cordiale e leale, i tuoi occhi
Innocenti, dolci e vivi, chiari e fondi,
Che andavano al mio cuore penetrando le ombre.
Dopo le prime parole d'accoglienza e saluto,
Il mio vecchio braccio nel tuo, lasciavamo Auteuil,
E sotto gli alberi pieni d'una gentile musica
Era il nostro, sovente, un dialogo metafisico.
Oh i tuoi argomenti forti, la tua fede ingenua !
Non senza una tendenza, però aperta ! a negare,
Abbandonata presto, al primo passo del dubbio !
Più che lenti, un po' come scolari per la strada,
Rincasavamo : da me, da noi piuttosto,
A pranzare di niente e a fumacchiare in fretta,
Per poi occuparci a lungo di compiti incerti.

Oh mio povero figlio, la tua voce nel Bois de Boulogne !

Traduction (magnifique) : Diana Grange Fiori










Images : Source




dimanche 21 mai 2017

Transport




Les larmes sont une métaphore, sans doute, mais leur simple menace en est une autre, et plus encore, et plus littéralement : car elle est en effet un transport qui se propose de nous faire pleurer, soit que l'ici s'effrite comme château de sable au premier mascaret, soit qu'un ailleurs lui-même très ensablé perce un tunnel fulgurant jusqu'à la page que nous lisons, jusqu'au banc de pierre où nous sommes assis sous un tilleul, près d'un bassin, jusqu'à cette vitre où s'appuie notre front, dans la chambre d'hôtel d'une ville étrangère ; et jusqu'à ce bonheur dont nous étions si sûrs. Pendant ce temps, susurre-t-il, à des lieues de là… ( Meanwhile, in Pago-Pago… ) C'est un bal qui s'achève à l'aube, dans une grande maison de campagne, et tandis que nous ne regardions pas, occupés que nous étions à pianoter distraitement malgré les disques lointains un peu las, les hautes fenêtres, au lieu que la nuit d'été les placarde d'étoiles filantes, sont béantes soudain sur un vide blanchissant, sur d'humides prairies qui se dérobent pour dévaler plus vite vers la vallée, sur d'épaisses traînées de brume accrochées aux barrières, aux buissons, aux lisières. Ce sont ces lignes qui partent de guingois, comme il dit, dans la lettre envoyée de La Pitié-Salpêtrière par un ami malade, et voici qu'il s'en excuse trop courtoisement sur la nécrose rétinienne qui gagne. C'est une note faible inattendue dans une mesure qu'on croyait pleine d'allant, c'est un sens ou la saveur qui brusquement se retirent d'une phrase trop familière ou d'un serment, c'est un excès qui dans sa stridence ne désigne plus, en tout ce qui l'entoure, que la carence ordinaire désolante des choses. « Entre silence et langage, coulent les larmes », dit encore leur docte historienne : oui, dans les réticences averties de la musique, entre défaut et comblement, entre le jour et la nuit, entre le très peu que nous sommes et le trop-plein de ce que nous pourrions être, aurions été, sommes dans un monde meilleur, un monde promis, un monde perdu.

Renaud Camus  Le Bord des larmes  Editions P.O.L, 1990









Images : India Song, de Marguerite Duras



samedi 20 mai 2017

L'affaire Vivaldi




L’affare Vivaldi [L’affaire Vivaldi], paru il y a deux ans en Italie aux éditions Sellerio (et malheureusement pas (encore ?) traduit en français), raconte l’extraordinaire histoire de la redécouverte des partitions manuscrites de Vivaldi, dans les années vingt du siècle précédent. L’auteur de l’ouvrage, Federico Maria Sardelli est musicologue et musicien (il a déjà consacré plusieurs ouvrages très savants à l’œuvre de Vivaldi, en particulier à ses concertos pour flûte), mais il devient ici romancier pour raconter de façon extrêmement plaisante la recherche de ces précieux manuscrits, en mêlant avec virtuosité les époques et en ménageant tout au long du récit un suspense haletant, sans jamais perdre de vue la vérité historique. 
Lorsque Vivaldi meurt le 28 juillet 1741 à Vienne, où il s’est réfugié pour fuir les créanciers qui l’assaillaient à Venise, il n’est plus le musicien à la mode fêté et adulé que l’on surnommait le "Prêtre Roux" ; sa musique n’est plus guère jouée et lorsque, tout de suite après sa mort, son frère tente de vendre à un collectionneur bibliophile les centaines de partitions manuscrites que le musicien a laissées à Venise, il n’en tire qu’un bien maigre profit. Dès lors, ces manuscrits vont passer de main en en main pour se retrouver finalement au début du vingtième siècle entassés dans le poussiéreux grenier d’un collège salésien à Borgo San Martino, dans le Piémont. C’est là que les deux personnages centraux de cette aventure, Luigi Torri, directeur de la Bibliothèque Nationale de Turin, et Alberto Gentili, compositeur et musicologue à l’Université de Turin, vont enfin les retrouver en 1926 pour permettre la redécouverte d’un génial compositeur, dont on ne connaissait plus que quelques concertos, dont ceux fameux des Saisons
Parmi les nombreux rebondissements qui vont conduire à l’élucidation de "l’affaire Vivaldi", on signalera tout particulièrement un savoureux entretien avec Mussolini, pendant lequel le Duce se lance dans l’interprétation catastrophique d’une romance, sur un violon ayant prétendument appartenu à Vivaldi, et une délirante intervention d’Ezra Pound, en pleine période d’exaltation fasciste, transporté par le génie italique de Vivaldi qu’il tient à faire connaître au monde entier, même s’il faut pour cela outrepasser ses compétences en matière de musicologie. 
Je cite ici, dans une traduction personnelle, un beau passage du roman, correspondant au moment où les précieux manuscrits ont été enfin récupérés et ramenés à la Bibliothèque de Turin ; Alberto Gentili va pour la première fois lire ces partitions abandonnées et plus jamais jouées depuis deux siècles : 

« La petite pièce était austère et poussiéreuse : une armoire pleine de vieux dossiers, un petit cadre avec la photo du roi, deux fauteuils défoncés, un vieux piano qui n’avait plus été accordé depuis des années, une faible lampe trop haute qui répandait sur toute la pièce une lumière triste et désolée. Il [Alberto Gentili] ouvrit le gros volume qu’il avait emporté et tenta de le placer sur le pupitre du piano. C’était impossible, il glissait et tombait à chaque fois : il était trop épais pour que le mince support en bois puisse le soutenir. Impatient d’entendre ces musiques et presque agacé, il se résolut alors à l’appuyer sur le couvercle. Cela le contraignait à se tenir debout de façon inconfortable, le dos vouté et les mains tendues vers le clavier, mais c’était sans importance : il devait jouer de toute urgence. 
Et il joua le passage qui avait peu de temps auparavant éveillé sa curiosité. Il chercha longtemps parmi les centaines de pages pour retrouver cette phrase. La voilà : In memoria aeterna erit justus. Éternel sera le souvenir du juste. C’était un fragment du psaume Beatus Vir, il se souvenait de la version de Mozart, mais il ignorait que Vivaldi l’avait lui aussi mis en musique. Il était surpris par le fait que l’œuvre était écrite pour trois voix, l’alto, le ténor et la basse, sans voix de soprano. Il commença à jouer, Andante molto, violons et altos seuls, début en canon, d’abord le premier violon, puis le second, suivi de l’alto. Chaque croche était surmontée d’un petit trait vertical, toutes détachées, comme des gouttes clairsemées qui commençaient à tomber. Au fur et à mesure que les instruments intervenaient, cette musique presque vide, raréfiée, s’emparait progressivement de lui et le bouleversait. C’était sublime, d’une douceur indicible, à la fois sereine et dramatique. Il tourna la page, et les voix arrivèrent : d’abord l’alto, puis le ténor, et enfin la basse ; ils chantaient ces paroles narquoises sur la mémoire : celui qui les avait écrites était mort depuis des siècles et personne ne s’était plus souvenu de lui. Il avait écrit ce sublime testament mais personne ne l’avait encore ouvert. Les croches tombaient goutte à goutte et de ses yeux commencèrent à tomber des larmes sur les doigts qui jouaient. 
"Professeur, on va fermer !" lui cria le gardien. 
"Oui, oui, j’arrive tout de suite !" répondit-il en se réveillant de l’éternité. »

Federico Maria Sardelli  L'affare Vivaldi, Sellerio editore Palermo, 2015  (Traduction personnelle)






Image : en haut, Francesco Guardi (1712-1793) Les Fondamenta Nuove avec la lagune et l'île de San Michele, huile sur toile, vers 1757.



mercredi 17 mai 2017

Uragano d'estate (Orage d'été)




Je cite ici un extrait de l'ouvrage d'Elena Pigozzi, qui raconte de façon plaisamment romancée le tournage, pendant l'été 1953, du film de Luchino Visconti Senso (Uragano d'estate a été l'un des nombreux titres provisoires du film). La scène racontée ici se situe au moment du tournage de la longue séquence d'ouverture (elle fut en fait l'une des dernières à être tournées), au théâtre de la Fenice, pendant une représentation du Trouvère. Les deux autres personnages qui interviennent ici avec Visconti sont la scénariste Suso Cecchi d'Amico et le producteur-fondateur de la Lux Film, Riccardo Gualino :

 Visconti aveva alzato il braccio. «Stop» Le riprese in teatro erano finite. Dietro di lui, la d’Amico e Gualino. Li raggiunse. 
«Come andiamo Visconti ?» 
«Resta il finale e abbiamo terminato.» 
«Era prevista la fucilazione nella prima versione» ricordò Suso, «poi sono stati imposti altri tagli alla lavorazione.» 
Gualino scuoteva la testa. «Lo so, me l’hanno riferito...» 
«Che venga fucilato è inutile» disse deciso Visconti. 
La d’Amico e Gualino lo fissarono. «Io lo lascerei al suo destino, alle sue vicende...» proseguì il regista. 
«Senza fucilazione, non mi convince» commentò Gualino, non smettendo di sfogliare il copione. 
Lo sguardo di Visconti cambiò, più disteso il volto. 
«Può darsi. Ma ora la trovo inutile.» Vide Suso perplessa. «Che ne pensa Susanna ?» 
«Anch’io la inserirei» gli rispose. 
«Tra due giorni siamo a Roma. Gireremo due finali. Si deciderà con il montaggio.»
«Castel Sant’Angelo per l’esecuzione di Franz» ricordò Suso. 
«Per l’altro finale, ho pensato ad alcune vie di Trastevere» precisò il regista.
«Com’è questo finale ?» chiese Gualino. 
«Livia ha appena denunciato l’amante. Corre e grida per strada. Poi passa tra gruppi di soldati ubriachi... e la sequenza si chiude con l’inquadratura di un giovanissimo soldato austriaco completamente sbronzo. È appoggiato al muro. Canta una canzone di vittoria. Si interrompe. Piange e grida : “Viva l’Austria !”»
«È pericoloso. È pericolosissimo» ribatté serio Gualino, appena si interruppe.
«Per me è bello. A Franz, succeda quel che deve succedere. Che importa che muoia o no.» 
«Importa, Visconti. Importa molto» replicò duro. Lo scrutò serio. Gualino sapeva il fatto suo. «Chiuderebbe il personaggio. La storia risulterebbe più compatta...»
Rimase in silenzio Visconti. Osservò la platea del teatro. Stavano smontando il terzo atto del Trovatore. Prima un fischiettare, poi il coro dei tecnici, degli operai, dei manovali. «Di quella pira, l’orrendo foco...» La romanza, si ricordò Visconti. Si voltò verso Gualino  e la d’Amico. Sorrise. Si alzò. Il melodramma si chiude, pensò. I due amanti, Leonora e Manrico... Alla fine, muoiono tutti.

Elena Pigozzi  Uragano d'estate, Ed. Marsilio, 2009 






Visconti avait levé le bras. «Stop.» Les prises de vue au théâtre étaient finies. Derrière lui se trouvaient D’Amico et Gualino. Il les rejoignit. 
«Où en sommes-nous, Visconti ?» 
«Il ne reste plus que la séquence finale, et on aura terminé.» 
«Dans la première version, on avait prévu une exécution, rappela Suso, et puis on nous a imposé d’autres coupures pendant le tournage.» 
Gualino secoua la tête : «Je sais, on m’en a parlé...» 
«Il est inutile de le fusiller.» dit Visconti sur un ton décidé. 
D’Amico et Gualino le fixèrent. «Moi, je l’abandonnerais à son destin, à son triste sort...» poursuivit le cinéaste. 
«Sans l’exécution, ça ne me semble pas convaincant.» commenta Gualino, en continuant à feuilleter le scénario. 
Le regard de Visconti changea, il sembla plus détendu. 
«Peut-être. Mais pour le moment, ça me paraît inutile.» Il vit que Suso était perplexe. «Qu’en penses-tu, Susanna ?» 
«Moi aussi, je garderais l'exécution.» lui répondit-elle. 
«Dans deux jours, nous sommes à Rome. Nous tournerons deux fins. On décidera au montage.» 
«Castel Sant’Angelo pour l’exécution de Franz», rappela Suso.
«Pour l’autre fin, j’ai pensé à des rues dans le Trastevere», précisa le cinéaste. 
«Elle est comment, cette fin ?» demanda Gualino. 
«Livia vient de dénoncer son amant. Elle court dans la rue en hurlant. Elle passe ensuite au milieu de groupes de soldats ivres... et la séquence s’achève sur le plan d’un très jeune soldat autrichien complètement saoul. Il est adossé à un mur. Il entonne un chant de victoire, il s’interrompt, il pleure et crie : "Vive l’Autriche !"» 
«C’est dangereux. C’est très dangereux !» insista Gualino, visiblement préoccupé, dès que Visconti eut fini de parler. 
«Pour moi, c’est très bien. Laissons Franz à son destin ; qu’il meure ou pas, ça n’a aucune importance.» 
«Au contraire, Visconti, c’est important, c’est très important !» répliqua durement Gualino. Il le fixa avec un air grave. Il connaissait bien son métier. «Ça bouclerait bien le personnage. L’histoire serait plus cohérente...» 
Visconti demeura silencieux. Il observa la scène du théâtre, où l’on démontait le décor du troisième acte du Trouvère. D’abord un sifflotement, puis le chœur tout entier des techniciens, des ouvriers, des manœuvres. «Di quella pira, l’orrendo foco...» De ce bûcher, l’horrible flamme...») La romance, se rappela Visconti. Il se tourna en souriant vers Gualino et D’Amico, puis se leva. Le mélodrame s’achève, songea-t-il. Les deux amants, Leonora et Manrico... À la fin, ils meurent tous les deux. 

(Traduction personnelle) 



On peut voir ici une très intéressante conférence de Laurence Schifano à propos de Senso (en français).



dimanche 14 mai 2017

Aubade





...à la cime argentée je reconnus la déesse.







Per cento notti lupa fedele

sei venuta a battaglia con me
fra il sonno, e le tue mani
mi cercarono il viso, mi ricordo
d'una parola che dicevi sempre.

Infine giunse l'alba, e la sua nube
dove pascola il fulmine randagio.

Gesualdo Bufalino L'amaro miele Ed. Einaudi

Pendant cent nuits telle une louve fidèle
tu es venue dans mon sommeil
combattre contre moi, et tes mains
cherchèrent mon visage, je me souviens
d'un mot que tu disais sans cesse.

Puis vint l'aube, et son nuage
où paît la foudre vagabonde.

Traduction : Renato Corona (Le miel amer, Editions L'Amourier)






Images
: en haut, La Promeneuse de l'aube, de Jean-Paul Marcheschi

en bas, Salle de la fin de la nuit, de Jean-Paul Marcheschi (Source)




mercredi 3 mai 2017

Neige de mai




Dans Le Garçon sauvage (Il Ragazzo selvatico), paru l'année dernière aux éditions (suisses) Zoé, dans une belle traduction d'Anita Rochedy, Paolo Cognetti, l'un des jeunes écrivains les plus brillants de la littérature italienne d'aujourd'hui (on peut lire aussi en français l'un de ses romans, Sofia s'habille toujours en noir, publié en 2012 chez Liana Levi), raconte un séjour en solitaire dans une baita (une sorte de chalet) en montagne, dans les hauteurs de la Vallée d'Aoste, à deux mille mètres d'altitude. A trente ans, après un mauvais hiver qui l'a laissé à bout de forces (il ne donne pas beaucoup de précisions à ce sujet), il décide de tenter une expérience de solitude et de retraite, prêt à essuyer toutes les tempêtes, aussi intérieures qu'extérieures.




C'est un texte bref, poétique et intense que nous donne ici Cognetti, proche de certains ouvrages de Sylvain Tesson (je pense surtout à Dans les forêts de Sibérie ou au plus récent Sur les chemins noirs) ou de L'Usage du monde, de Nicolas Bouvier, mais surtout inscrit dans une solide et ancienne tradition littéraire, depuis le Walden de Thoreau jusqu'aux ouvrages de Mario Rigoni Stern, souvent cité dans Le Garçon sauvage, puisque Cognetti a emporté avec lui plusieurs livres de ce grand aîné. 

Je cite ici un extrait significatif de ce très beau récit, où la nature n'est jamais un faire-valoir mais plutôt un révélateur, une façon de confronter ses mots et sa langue d'écrivain à une réalité sans cesse changeante et souvent hostile ; le but étant aussi de retrouver le ragazzo selvatico (l'enfant sauvage) qu'il a été dans sa jeunesse : « Le jeune citadin que j'étais devenu me semblait tout l'opposé de cet enfant sauvage, et l'envie d'aller à sa recherche s'imposa en moi. Ce n'était pas tant un besoin de partir que de revenir ; ni tant de découvrir une part inconnue de moi que d'en retrouver une ancienne et profonde que je croyais avoir perdue. »

Un matin, au beau milieu du mois de mai, je me réveillai sous la neige. Dans les près, les violettes fleurissaient déjà, mais à midi, tout était blanc autour de moi. Un orage comme on en voit l’été, avec ses éclairs et ses coups de tonnerre, avait ramené l’hiver en ces lieux. Je restai à la maison toute la journée, le poêle et la cheminée allumés, à lire et à regarder par la fenêtre. Je jaugeais la couche de neige qui s’accumulait sur le balcon : cinq, dix, quinze centimètres. Je me demandais ce qu’allaient devenir les fleurs, les insectes et les oiseaux que j’avais observés, éprouvant comme un sentiment d’injustice pour leur printemps interrompu. Je trouvai la nouvelle où Mario Rigoni Stern passe en revue les chutes de neige tardives : la swalbalasneea — la neige des hirondelles — en mars, la kuksneea — la neige du coucou — en avril et la dernière, la bàchtalasneea : la neige de la caille. « Un nuage qui descend du nord, un coup de vent, une baisse subite de température et la voilà, en mai, la bàchtalasneea. Elle ne dure que quelques heures, mais elle est suffisante pour effrayer les oiseaux dans leur nid, pour faire mourir les abeilles surprises loin de la ruche et donner du souci aux femelles du chevreuil sur le point de mettre bas. » (1)

Vers sept heures du soir, le ciel s’éclaircit et l’étendue blanche devint aveuglante sous les rayons du soleil qui avait percé les nuages peu avant de disparaître derrière les montagnes. J’enfilai mon coupe-vent, mes chaussures de marche, et sortis faire un tour. Dans la neige, je trouvai les traces de plusieurs animaux : un lièvre, un couple de chevreuils. Comme Alice avec le Lapin Blanc, je décidai de partir sur la piste du premier. C’étaient des empreintes en forme de V qui procédaient par bonds et venaient d’un genévrier non loin du chemin muletier. Elles le longeaient sur quelques mètres, puis, à mon grand étonnement, partaient en direction de la baita : le lièvre avait fait le tour du vieux mélèze, était allé boire à la fontaine, allant même jusqu’à sauter sur la table que j’avais dehors. Il n’y avait laissé qu’une seule empreinte de pattes — deux bonds lui avaient suffi, un pour monter, un autre pour descendre : je l’imaginai regarder tout autour et y lire les signes de ma présence, la fumée de la cheminée, la serpe et la scie qui pendaient près de la pile de bois. Il était ensuite passé à travers la clôture, poursuivant sa route en direction du ruisseau. Aucune neige n’était retombée sur ses pas, ce qui voulait dire que pendant que je suivais ses traces, le lièvre était venu me rendre visite.

Paolo Cognetti  Le Garçon sauvage  Éditions ZOE, 2016

(1) Mario Rigoni Stern, Sentiers sous la neige, éditions La Fosse aux Ours, Lyon, 2000, traduction de Monique Baccelli, p.93.








Images : (1) Gaetano Madonia  (Site Flickr)

(2) Luciano Andreetto  (Site Flickr)

(3) Luca Reano  (Site Flickr)

(4)  Francesco Sisti  (Site Flickr)