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samedi 11 novembre 2017

Un frileux




Dans le sillage du précédent message, et puisque la saison s'y prête, je poursuis la thématique "frilosité" en citant un extrait du dernier ouvrage d'Andrea Camilleri, Esercizi di memoria (Exercices de mémoire), dans lequel, comme le suggère le titre, il évoque des souvenirs souvent liés à sa jeunesse, comme cette très savoureuse évocation du poète Vincenzo Cardarelli, dont la frilosité et le caractère ombrageux étaient devenus légendaires : 

Quand je fréquentais comme élève metteur en scène l'Académie Nationale d'Art Dramatique de Rome, dans les années 49-50, j'ai habité un moment dans un grand appartement près du piazzale Flaminio, avec trois amis qui allaient devenir célèbres : le réalisateur Mario Ferrero, le scénariste et metteur en scène Giuseppe Patroni Griffi et Bill Weaver, qui faisait ses premières armes de traducteur de l'italien à l'anglais. Le soir, nous étions rejoints par d'autres futures célébrités, comme le cinéaste Francesco Rosi, l'écrivain Raffaele La Capria, le jeune Vittorio Gassman et beaucoup d'autres jeunes gens, garçons et filles.

Nous possédions un gramophone que nous faisions jouer à fort volume et nous passions toute la nuit à danser, à nous amuser, à plaisanter. Immanquablement, vers une heure du matin, la sonnerie de la porte retentissait, quelqu'un allait ouvrir et se trouvait devant le poète Vincenzo Cardarelli, en pyjama, qui habitait à l'étage du dessous et ne parvenait pas à trouver le sommeil à cause du vacarme que nous faisions. Un soir, Mario Ferrero l'invita à se joindre à nous ; de façon inattendue il accepta, s'assit sur une chaise dans un coin du grand salon et se mit à nous observer avec des regards méprisants.

Après une petite demi-heure, il nous demanda une couverture, il tremblait de froid, et pourtant c'était une soirée très chaude, il s'en enveloppa et s'assit de nouveau sans changer d'expression. Après un petit moment, il se leva et dit à voix haute : « Je peux dire quelque chose ? » Nous répondîmes aussitôt : « Mais bien sûr, Maître ! » « Vous êtes vraiment des petits merdeux ! » proclama-t-il de façon solennelle, et il se dirigea vers la porte toujours enveloppé dans la couverture. Depuis ce jour-là, il ne remonta plus jamais pour protester. Un jour que je le rencontrai dans les escaliers, il me dit qu'il s'était muni de bouchons d'oreilles, et qu'ainsi il arrivait à dormir tranquillement.

Cardarelli n'avait pas un caractère facile. Par exemple, quand on apprit à Rome qu'Alessandro Pavolini, secrétaire du Parti Fasciste Républicain, avait été tué par des partisans, il dit au fils du frère de Pavolini rencontré dans la rue : « Tu diras à ton père que je me réjouis de ses récents malheurs ! »




Il souffrait du froid même en pleine canicule, et il m'est arrivé d'assister à une scène incroyable ; je me trouvai piazza del Popolo devant le bar Luxor, par la suite bar Canova, il était presque une heure de l'après-midi, le soleil était au zénith, avec une chaleur étouffante difficile à supporter. Je vis arriver Cardarelli depuis la Porta del Popolo : il portait un chapeau, une écharpe de laine autour du cou, un épais manteau d'hiver, des gants, et il avançait avec précaution comme si le sol était gelé. A cette époque, même les poids lourds pouvaient traverser le Corso, et il arriva justement un camion qui se retrouva face au poète en plein milieu de la piazza del Popolo ; le chauffeur freina brusquement et descendit du véhicule. Il était en caleçon et clairement exaspéré par la chaleur suffocante qu'il devait supporter dans sa cabine.

En voyant Cardarelli ainsi accoutré, il perdit complètement son self-control, tomba à genoux en hurlant et blasphémant, puis se releva d'un coup pour se jeter sur le poète et commencer à le déshabiller. D'une bourrade il fit voler le chapeau et commença à déboutonner le manteau tandis que Cardarelli appelait à l'aide d'une voix aiguë. Je me précipitai pour le secourir suivi par d'autres passants, mais il fut bien difficile d'arracher le poète aux bras puissants du camionneur, qui manifestait maintenant des intentions clairement homicides. Une fois libéré, Cardarelli ne manifesta pas la moindre gratitude, il me poussa du bras pour m'écarter et s'en alla en se rhabillant avec soin.. Il paraît, mais peut-être ne s'agit-il que d'une légende, que ses dernières paroles sur son lit de mort ont été : « J'ai trop chaud ! ».

Andrea Camilleri  Esercizi di memoria  Rizzoli editore, 2017  (Traduction personnelle)






Images : en haut, Monica Messina  (Site Flickr)

au centre,  Vincenzo Cardarelli, Via Veneto foto ©archivio Paolo Di Paolo

en bas, Fabio Fusco  (Site Flickr)


On peut lire ici le texte original de Camilleri 

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